Paris, manifestation du 13 mai 1968, sous la bannière des ENS de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud. Archive Anne-Marie Sohn. Droits réservés.

Lorsque je suis arrivée au 5, rue Boucicaut, j’ignorais tout de Paris et de sa banlieue. Je venais de la classe préparatoire du lycée Cézanne à Aix-en-Provence dont les élèves étaient peu nombreuses à intégrer. En 1965, nous n’étions que deuxma camarade Hélène Cravero, une hispanisante, et moi. Partant, nous étions beaucoup plus isolées que les élèves formées dans les grandes prépas parisiennes qui s’étaient déjà construit des groupes amicaux.

J’avais logé à Fontenay durant l’oral mais je n’avais pas compris alors que j’entrais dans un couvent laïque. Première surprise, lorsque j’arrivai, chargée de valises, pour m’installer avec l’aide de mon père, le gardien l’apostropha, lui expliquant qu’aucun homme n’était admis dans ce gynécée sauf dans le hall. Mon père dont le caractère était quelque peu éruptif, fronça les sourcils et déclara qu’en tant que père, il s’asseyait sur ces règles. L’École, à l’époque, ne s’inquiétait nullement des prédateurs adultes ou incestueux. Non, elle protégeait notre vertu des étudiants de notre âge, qui, par parenthèses, arrivaient parfois à y passer la nuit au nez et à la barbe des cerbères. Deuxième surprise, je découvris que les chambres étaient allouées en fonction du rang d’entrée. Les premières reçues avaient droit à une chambre individuelle, les suivantes cothurnaient. Je me vis attribuer une chambre dans le bâtiment neuf, une pièce sombre avec vue sur mur, certes pour un loyer modique de cent-vingt francs par mois. Plus on avançait dans sa scolarité, plus on montait dans les étages pour finir par une chambre ensoleillée en dernière année. Je dois avouer que, pour la méridionale que j’étais, habituée à la vue sur la vieille ville de Grasse, la baie de Cannes et l’Estérel ou la rue Cardinale à Aix, le choc fut brutal. La chambre était minuscule : longue comme un lit, large comme un lit, avec un bureau, un placard, quelques rayonnages, un cabinet de toilette avec lavabo et bidet - nous étions des filles... J’essayais de l’égayer avec dessus de lit, coussins, rideau. À la différence de Sèvres et de l’ENSET, nous ne disposions pas à l’étage d’une « tisanière » et d’un poste téléphonique. Le seul téléphone sur lequel on pouvait nous appeler était situé dans l’entrée, près du courrier, et c’est là dans une totale absence d’intimité que nous parlions du meilleur et du pire, des deuils même. Troisième surprise, la vie de pensionnat. L’École nous nourrissait trois fois par jour et signe de notre statut, avec des couverts en métal argenté gravés d’un ENS gothique (j’en ai conservé en guise de souvenir lors du passage à l’inox). Longtemps la nourriture a été correcte mais à l’automne 1968, la dégradation vertigineuse de la qualité, liée sans doute à l’effet de ciseaux entre inflation et budget contraint, nous a poussées à cuisiner. Nous avons alors transformé les cabinets de toilette en kitchenettes. Nous avons annexé les douches pour griller nos steaks et frire nos soles sur des Camping gaz. L’une de mes camarades s’était même doté d’un four Moulinex et nous régalait de gâteaux et tomates farcies. Une autre avait investi dans une cocotte-minute. J’ai ainsi fêté mon succès à l’agrégation lors d’un repas « maison », dégusté sur une table de camping, sous le grand cèdre, avec des glaçons fournis par le labo des sciences pour frapper le champagne.

L’École, enfin, nous fournissait des draps en métis rugueux qu’elle changeait tous les mois, au rythme d’un orphelinat du XIXe siècle. Elle lavait également notre linge, marqué d’un numéro, qui revenait avec une odeur écœurante. J’ai donc complété mon installation en achetant des draps et en portant mon linge dans un pressing selon un calendrier plus conforme à mes règles d’hygiène. 

Mais pire que tout, nous étions l’objet d’une surveillance vétilleuse. Nous devions émarger, tous les jours, sur un registre disposé à l’entrée du réfectoire lors du petit déjeuner. L’administration pensait s’assurer ainsi de notre présence entre ses murs. La majorité à l’époque était fixée à vingt-et-un ans si bien que nombre de Fontenaisiennes étaient encore mineures. L’École considérait que la puissance paternelle lui était déléguée - la puissance parentale n’existant pas encore. Et de fait, j’ai vu des élèves interdites de sortie après vingt heures et arrêtées par le concierge, car leurs parents en avaient décidé ainsi. Nous étions enfermées, par ailleurs, après une heure du matin et l’arrivée du dernier métro, ce qui signifiait que nous découchions obligatoirement en cas de retard ou que nous faisions le mur pour rentrer. J’ai souvenir ainsi d’avoir erré avec un Cloutier jusqu’à six heures du matin, de bar en bar aux Halles, après une soirée au théâtre qui nous avait mis hors délai… J’avais quitté mes parents à l’âge de dix-sept ans et demi et ces derniers m’avaient fait confiance. J’ai donc trouvé insupportable ce contrôle quotidien de mes allées et venues. Et comme je décidai de prendre mon petit déjeuner dans ma chambre en m’équipant d’un réchaud électrique, je ne signai plus le sacro-saint registre. Je fus convoquée pour ces manquements par la directrice. J’ignorais alors, comme mes camarades, qui était Marguerite Cordier (ENS S 1926), de même que Mme de Friedberg, la première directrice de l’École dont le buste en bronze trônait en bas du petit escalier. Nous plaisantions sur la rosette de la Légion d’honneur qu’elle portait sur tous ses vêtements ainsi que sur le magnifique chat persan qui trônait sur son bureau - j’ai depuis changé radicalement d’avis sur les persans ! Marguerite Cordier était sévrienne et avait dû passer sa licence après l’agrégation, pour pouvoir s’inscrire en doctorat. Elle était de ces pionnières qui, avec pour exemple Marie Curie, avaient soutenu leur thèse dans une discipline masculine : la physique. Elle avait fait, par ailleurs, une carrière d’attachée culturelle avant de devenir professeur à Reims, et couronnement de sa trajectoire, directrice de Fontenay. Elle me demanda pourquoi je ne signais pas le registre. Je lui expliquai les raisons de mon absence matinale. J’ajoutai que j’avais été libre de mes mouvements durant ma classe préparatoire. J’insinuai que ce registre était hypocrite, qu’il me suffisait de rentrer à l’École, à la première heure, et de signer pour sauver les apparences et satisfaire l’administration. Marguerite Cordier dut s’en amuser et me dit seulement de faire quelques efforts. Je n’ai donc plus jamais signé le registre. Nous avions dans le même esprit des cours de savoir-vivre professionnel avec la directrice-adjointe, Annette Roy (37 L FT), qui nous expliquait comment rédiger une lettre administrative et surtout comment nous tenir devant un supérieur hiérarchique - un homme forcément - bien droites et jambes jointes. Nos enseignantes surveillaient également notre présence au cours et elles nous faisaient sonner en cas de panne d’oreiller si bien que nous arrivions ensommeillées et en robe de chambre dans le hall.

Je découvris peu à peu mes camarades. Côté habillement, les Fontenaisiennes se divisaient en trois groupes : les bonnes sœurs laïques en chemisier blanc boutonné jusqu’au cou, jupe de Tergal plissée et gilet tricoté main ; les émancipées de gauche en jeans, Clarks et pull marin ; les élèves enfin qui ne souhaitaient pas se différencier des jeunes filles de leur âge et dont j’étais. Certaines de mes camarades couraient d’ailleurs les bals des grandes écoles - exclusivement les ENS, Polytechnique et Centrale pour ne pas déroger - afin d’y trouver un mari, parfois avec succès, et s’habillaient en conséquence. À défaut d’aller dans les bals des grandes écoles, y compris de Fontenay, car je trouvais grotesque cette façon de dénicher un beau parti, je crois avoir été l’une des premières à porter une minijupe et un bermuda, ce qui me valut une réputation de tête de linotte inapte à l’étude pour le premier groupe et de petite bourgeoise inconséquente pour le second ! L’habillement n’était pas innocent, il est vrai, et recoupait pour une part des options politiques. Les élèves en jeans et Clarks étaient syndiquées au SNES et adhérentes du Comité Vietnam, comme moi. Elles étaient souvent encartées à l’UEC ou à l’UJCML, ce qui n’était pas mon cas, même si j’ai participé aux débats animés qui ont conduit à la scission de l’UEC en 1966 et à la formation du PCMLF. Il n’y avait pas, en effet, d’élèves trotskistes à Fontenay qui suivait la ligne d’Ulm. Nous lisions le Pour Marxd’Althusser et Le Capital. Nous discutions de la plus-value des filés de coton et du mode de production asiatique. Nous nous passionnions pour la Révolution culturelle et débattions du caractère révisionniste de l’URSS et du PCF. Nous dissertions sur la voie yougoslave et Gramsci. Mes camarades prochinoises nous faisaient lire Pékin Information et je possède grâce à elles toutes les œuvres de Mao et de Staline dans les éditions de Pékin. Certaines écoutaient même Radio Tirana en excursion. J’ai fait mon éducation politique à l’École et je ne renie pas cette formation marxiste, intellectuellement et politiquement structurante pour l’historienne du social que je suis devenue. Le tout sans acrimonie, car nos divergences idéologiques ne nous empêchaient pas d’aller au cinéma et au restaurant ensemble, de faire du ski et de nous amuser ensemble. En mai 1968, toutefois, nos voies ont divergé. J’ai passé les mois de mai et juin à l’amphithéâtre Descartes à refaire le monde et l’université quand mes camarades prochinoises allaient sur les chantiers de Schwartz-Hautmont évangéliser les ouvriers immigrés. D’autres se sont attelées à faire sauter le carcan de l’École. Je n’en fus pas, car je pensais que la « révolution » était plus passionnante à la Sorbonne, mais j’en ai bénéficié puisque le registre, les contrôles, le bannissement de la gent masculine ont disparu dès l’automne 1968. Les plus engagées ont alors hésité à préparer l’agrégation, car nous pensions injuste la différence de statut entre agrégé-e-s et certifié-e-s. Certaines de mes camarades l’ont boycottée. J’ai été trop pusillanime pour oser ce saut dans l’inconnu.

Et les études, me direz-vous, puisque nous étions élèves-professeurs ? Avant d’y venir, je voudrais souligner l’ivresse que nous a apportée notre salaire, fondement de l’indépendance des femmes. Je crois que ma première paye s’élevait à 560 francs. Elle atteignit 600 francs en 1968, soit le salaire d’un jeune ouvrier professionnel, un OP. Ce n’était pas énorme mais nous n’avions plus à demander à nos parents de l’argent et, partant, ces derniers ne pouvaient nous interdire ni de voyager où nous l’avions décidé, ni de nous acheter une voiture, ce que nous avons toutes fait, souvent à crédit. La 2CV avait les faveurs de beaucoup. J’ai eu une Fiat 600. Nous ignorions bien sûr que nous accélérions dangereusement le réchauffement climatique. Nous y voyions un instrument de liberté, nous permettant de parcourir toute l’Europe, y compris derrière le rideau de fer, en un temps où le tourisme de masse restait encore circonscrit. Ce salaire nous permettait même quelques extras. Nous avons fêté l’agrégation de quelques camarades de la promotion 1966 par un déjeuner au Grand Véfour, ce café de Chartres historique où officiait Raymond Oliver. Ce plaisir serait aujourd’hui inaccessible pour les élèves de l’École, entre dégradation des rémunérations et envol des prix du luxe, lié à l’économie de l’enrichissement.

Pour en revenir aux études, il convient de rappeler que le recrutement jusqu’en 1966 se faisait après une seule année de préparation même si beaucoup intégraient en carrées. Les élèves de prépa se recrutaient, pour une part, parmi les meilleures élèves des écoles normales à qui l’institution permettait de suivre les cours d’une classe préparatoire pour intégrer Fontenay. Partant, les origines sociales étaient beaucoup plus diverses qu’aujourd’hui : les filles de vignerons et de petits commerçants, d’ouvriers et d’artisans, côtoyaient les filles d’instituteurs, plus nombreuses que les filles de professeurs, mais aussi et déjà les filles d’universitaires, de cadres ou de chefs d’entreprise. L’alignement sur les hypokhâgnes et khâgnes a tari le recrutement méritocratique des écoles normales et aligné socialement les ENS de Fontenay et Saint-Cloud sur celles d’Ulm et Sèvres. Cela dit, le concours, fondé sur des questions circonscrites et proscrivant les épreuves de culture générale, valorisait les connaissances et les capacités d’analyse, évitant l’écueil d’un recrutement fondé sur un capital familial immatériel. 

Nous suivions les cours de la Sorbonne où nous passions les examens. Nous avions, par ailleurs, une formation complémentaire à l’École avec nos assistantes et maîtres-assistantes ainsi qu’avec des professeurs invités, tous des hommes : Jacques Heers en médiévale, André Chastagnol en histoire ancienne qui a tué dans l’œuf mon éventuelle carrière d’antiquisante, et Raoul Girardet pour l’histoire contemporaine. Ce dernier avait été recruté par Annette Roy malgré un passé sulfureux, mais alors ignoré de nous, de membre de l’Action française dans les années 1930 et d’activiste de l’OAS ! En histoire, Antoinette Rochette (ENS L 35), une Sévrienne médiéviste, nous distribuait un enseignement ennuyeux au regard des cours en Sorbonne de professeurs aussi prestigieux que Édouard Perroy[1], Michel Mollat ou Bernard Guenée (ENS L 1946). En géographie, les historiennes avaient été regroupées avec les géographes, économie oblige. Nous étions donc abreuvées de géomorphologie par Jeannine Raffy (59 L FT), une Fontenaisienne guère plus âgée que nous. Nous sommes devenues des as de la coupe « géol » que j’aimais bien pour son côté de puzzle manuel. Nous récoltions des notes mirobolantes à la faculté, car nous ne dessinions pas les cuestas champenoises comme des reliefs himalayens. En revanche, j’abhorrais les plans sur table que Jeannine Raffy nous imposait. J’avoue avoir rendu un jour, de guerre lasse, un plan en trois lignes sur les dunes : I - Les grandes dunes, II. Les petites dunes, III - Formation des dunes. Et puis, il y avait Jacqueline Bonnamour (45 FT L) qui dispensait son enseignement dans son ancienne École et à l’université de Rouen. La « Bonam », comme nous la surnommions, avait une autorité naturelle même si nous nous moquions de son maquillage (comme des petits pulls roses de Jeannine Raffy). Elle nous a secouées et a ébranlé nos croyances dans la géographie que nous avions apprise en prépa, celle des espadrilles de Mauléon et des moutons des Causses, des peignes d’Oyonnax et des draps de Gérardmer, en bref la géographie de Paul Demangeon (ENS S 1929) et d’une France d’avant les Trente Glorieuses. Jacqueline Bonnamour avait des méthodes radicales pour nous obliger à penser par nous-mêmes : « prenez une feuille et décrivez », au choix, la station Havre-Caumartin à six heures du soir ou les compounds sud-africains. Elle nous expliquait que la géographie, c’était décrire d’abord, expliquer ensuite, pour redécrire enfin, une démarche somme toute proche de l’analyse historique. Cette formation hors du commun a permis à toutes les historiennes de franchir avec aisance l’obstacle de la géographie à l’agrégation et, pour moi, de compenser par la géographie mes défaillances en histoire grecque. Et puis surtout, nous avions les excursions avec les Cloutiers, accompagnés de leurs caïmans, Daniel Roche (56 L SC), Jacques Soppelsa (61 L SC) et Roland Pourtier (60 L SC). J’en ai gardé des souvenirs inénarrables et y ai noué de solides amitiés. J’ai beaucoup appris aussi. Jacqueline Bonnamour nous a fait découvrir à l’hiver 1966 le laminoir de Dunkerque, une cathédrale sidérurgique flambant neuve et impressionnante où les lingots en fusion se transformaient en tôles fines en l’absence d’ouvriers. Elle nous a fait entrer dans une filature de DMC à Lille, visite qui occasionna un incident mémorable avec le directeur. À une question sur le personnel, ce dernier décrivit ainsi la segmentation de la main d’œuvre : des jeunes filles venues en bus du bassin de Béthune qui travaillaient de six heures à quatorze heures, des femmes mariées de quatorze à vingt heures et « du Noir » la nuit. Mon camarade Pierre Weibel (65 L SC) l’interpella sur la formulation raciste, d’où une prise de bec qui mit Jacqueline Bonnamour dans ses petits souliers. Notons qu’à l’époque, il n’était pas question de genre et que le sort de ces jeunes célibataires, levées à trois heures, rentrées à quinze heures, ne nous avait pas ému-e-s même si le bruit et la poussière de l’usine nous avaient choqué-e-s. Nous sommes également allé-e-s avec Pierre Birot et Jeannine Raffy, son élève, admirer les pénéplaines emboîtées du Trás-os-Montes au Portugal et les voir casser des cailloux avec leurs maillets. En revanche, la mégafalaise, la tourbe et les drumlins irlandais avec André Guilcher nous ont enchanté-e-s. Bien sûr, nous faisions des chansons d’excursion : « La tourbe à Guilcher, c’est pas du gruyère / Si ça t’fait pas marrer / Va t’faire drumliniser. » (Sur l’air de la chanson de Pierre Perret, Elle m’a dit non). 

Si les filles étaient autorisées à se présenter à l’agrégation masculine de géographie, il n’en était pas de même pour l’agrégation d’histoire, discipline noble par excellence ! J’ai ainsi passé la dernière agrégation féminine d’histoire et géographie avant qu’une agrégation féminine d’histoire lui succède en 1970. Mai 1968 nous a permis de nous débarrasser des conférenciers institutionnels et de choisir les professeurs que nous souhaitions avoir pour la préparer. Le casting fut brillant avec, pour la religion grecque, Pierre Lévêque (ENS L 1940) et Jean-Pierre Vernant qui faillirent me réconcilier avec l’histoire ancienne. La question de contemporaine portait sur la guerre de 1914. À la Sorbonne, nous avons eu le privilège de suivre le cours que Pierre Renouvin, sorti de sa retraite avec son bras amputé d’ancien combattant, avait tenu à assurer. À l’École, Georges Castellan nous initiait à la complexité d’un empire austro-hongrois déliquescent. Annie Kriegel (ENS L 1945) nous parlait de Zimmerwald et Kienthal, de la révolution russe et de la Troisième Internationale. Leurs cours m’ont à ce point passionnée que, décidée à m’engager dans la recherche, mon cœur a balancé entre l’histoire de Vienne et celle des Garçonnes qui méritaient, selon Annie Kriegel, une thèse. Je conclus, à tort, que ma seule maîtrise de l’allemand n’était pas suffisante pour travailler sur l’Autriche-Hongrie et qu’il m’aurait fallu connaître également une langue slave. Je me tournais ainsi vers Annie Kriegel pour assurer la direction de ma thèse de troisième cycle. Annie Kriegel, de plus, m’impressionnait par sa trajectoire : résistante à seize ans, puis militante et permanente du PCF jusqu’à entrer au Bureau de la puissante Fédération de la Seine, sévrienne de surcroît et auteur d’une thèse qui a fait date sur les origines du Parti communiste. En 1969, par ailleurs, elle avait déjà quitté le PC mais elle n’avait pas encore opéré le virage conservateur qui l’a conduite ultérieurement à devenir chroniqueuse au Figaro

Bref, c’est un cours d’agrégation à l’École qui est à l’origine de mon engagement dans l’histoire des femmes. Quand je fus agrégée, Antoinette Rochette me demanda ce que je voulais faire et lorsque je répondis : de la recherche, elle me chapitra, disant que les Fontenaisiennes étaient formées pour enseigner dans le secondaire. Je ne déviai pas cependant de mon projet. Je demandai donc, et obtins, une cinquième année de recherche. À la rentrée 1970, toutefois, j’ai rejoint mon premier poste au lycée Eugène Delacroix à Drancy mais je n’ai pas renoncé pour autant aux archives. Je dois finalement à cette école de filles d’avoir été convaincue que tout était possible pour nous, car nous avons pu y côtoyer de près ces enseignantes-chercheuses qui nous ont servi de modèle. Même si j’ai eu également la chance de rencontrer des hommes et, au premier chef, mon maître Maurice Agulhon (ENS L 1946), qui jugeait les travaux de ses élèves sans tenir compte de leur sexe.

On comprendra qu’en voyant la résidence Bonnamour et en faisant cours pour la première fois dans la salle Marguerite Cordier, j’ai eu à Lyon un pincement de cœur, car ces noms renvoyaient à des femmes qui m’avaient formées et que j’avais connues dans la force de l’âge. Quant à moi, de la rue Boucicaut au parvis Descartes, la boucle a été bouclée en quarante-cinq ans. Et c’est très bien ainsi.

Anne-Marie SOHN (65 L FT), professeur d’histoire contemporaine 
à l’ENS de Lyon de 2003 à 2010

Ce texte a été peaufiné grâce aux anciennes élèves de l’École qui m’ont permis de rectifier certains points et m’ont remémoré des détails oubliés. Que soient remerciées pour leur aide : Martine Berger (64 L FT), Michèle Brossard (53 L FT), Françoise Brunel (66 L FT), Marie-France Morel (63 L FT), Françoise Paradis (66 L FT) et Marie-Claire Robic (65 L FT). Merci également à Martine Berger et Paul Arnould (65 L SC) qui m’ont permis d’identifier les élèves présents sur la photo prise durant l’excursion au Portugal.

Excursion géographique au Portugal, printemps 1966. Archive Anne-Marie Sohn. 

De face, et de gauche à droite : André Abbiateci (65 L SC), inconnu, Pierre Weibel (65 L SC), Odile Vaudène (65 L FT), Martine Berger (63 L FT), Halima Fehrat (63 L FT), Paul Arnould (65 L SC) et moi. A ma gauche, Serge Bianchi (65 L SC).

De dos et en partant de la droite, Jean-François Drevet (65 L SC), Maïté Bouyssy (63 L FT), Gérard Hugonie (64 L SC), Francine Hubert ? (65 L FT), Bernard Bret (65 L SC) et plus loin, avec un pull à motifs, Dominique Mahaut (65 L FT).


[1] Spécialiste de l'histoire de l’Angleterre des XIVe et XVe siècles, É. Perroy enseignait aussi à l’ENS de Saint-Cloud et celle de Sèvres. (Note des éditrices)


Ce témoignage a été publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2021, n°2 .