Témoignage de Geneviève Brisac

Promotion 1971, Lettres, Fontenay

1.

Geneviève Brisac dans sa bibliothèque. Droits réservésLe cœur battant, le cœur lourd, je remplis le coffre de ma 4L. J’ai là toutes mes affaires. Tout ce à quoi je tiens. Elle est remplie de tracts et d’affiches. Elle sent la cigarette et l’encre, on y trouve aussi un duvet, et des bières.

Mon bien le plus précieux, c’est ma voiture. Elle est couleur bronze. Dorée presque. Un carrosse. Mon carrosse de Cendrillon. Des camarades de Renault-Flins me l’ont vendue à bas prix, cela lui donne encore plus de valeur.

Voiture dorée vaut mieux que bonne renommée.

J’emménage à l’ENS, non pas celle de la rue d’Ulm, que je connais dans ses moindres recoins, pour y avoir tant traîné mes Clarks, à l’occasion de toutes sortes de réunions, mais celle de Fontenay-aux-Roses, l’École normale supérieure de jeunes filles comme on dit, qui n’ont pas fait de grec. J’ai fait du russe. Pauvre sotte.

Fontenay est à Fontenay comme son nom l’indique, loin, très loin de tout lieu de rassemblement et de militantisme. On y accède par une sorte de boulevard qui ondule à travers de beaux arbres. 

Je me perds. Je me perds cent fois. Peut-on supposer que je n’ai pas très envie d’atteindre mon but ? 

Finalement j’arrive à l’École à l’heure du dîner. C’est comme arriver dans un pensionnat. Mais seule. Non accompagnée. Je n’ai jamais été en pension, alors j’imagine. Une sorte de prison, comme disait Joseph Brodsky, mais facultative. Pour des prisonnières volontaires.

Vous qui entrez, laissez toute espérance.

Ma chambre est au troisième étage, c’est une sorte de cellule, comme celles que j’ai visitées au 45 rue d’Ulm chez les garçons. En plus triste, parce que je me figure que tout est toujours plus triste chez les filles.

Un lit étroit, une table, une chaise, une armoire et une table de nuit. Des étagères pour les livres. Un lavabo.

Je range mes affaires. Je colle une photo de Rosa Luxemburg sur l’armoire. Elle incarne l’élan de la révolution, les lettres de prison, l’humour et le génie, et peut-être aussi ce jardin du Luxembourg dont la pensée ne me quitte guère, toute révolutionnaire professionnelle que je sois devenue.

Je devrais être fière - je le suis - et gaie – je ne le suis pas.

Je descends dîner, je ne parle à personne et personne ne me parle, aucun visage familier. Je n’ai jamais su aborder les personnes, et mon air terrifié me maintient dans une solitude familière. On apporte de la soupe.

La soupe du couvent. Mon Dieu. De la soupe. Du gratin de pâtes. Un yaourt.

Je veux retourner au Quartier latin et assister à une réunion dans une fac sur n’importe quoi. N’importe quoi de vivant. C’est ma vraie vie. Sans jamais de soupe. 

Des cigarettes et des cafés, et des diners à minuit, du riz aux carottes et aux oignons chez l’Afghan.

Je dors à peine. Je pleure dans mon lit. Je suis donc vraiment et sans m’en apercevoir entrée au couvent ? 

J’ai passé ce concours par conformisme, bien sûr, sans tellement y réfléchir. Je l’ai réussi par chance, à force de travail aussi. J’ai énormément aimé ces années irréelles. J’ai énormément aimé travailler, réviser, étudier les villages-rues et les sécheresses africaines, l’histoire de la Commune, Ronsard ou L’Enfer de Dante. Des sujets imposés, arbitraires, et qui me plaisaient, tous et par principe. 

Pendant ce temps, le plus souvent, mes amants me quittaient sans que je m’en aperçoive.

C’est cela qu’il y avait au bout : une petite chambre nue, un bol de soupe, une écrasante solitude.

Le lendemain matin, je descends au réfectoire. Je suis la dernière.

Cent yeux me regardent descendre les marches, des visages blêmes et ronds, des visages maigres, des bandeaux sur des cheveux raides, des nattes, des filles inconnues en robes de chambre en laine des Pyrénées bleues ou roses. Mon Dieu, une odeur très étrange de filles en robes de chambre de laine que je n’ai jamais rencontrées. Les odeurs des robes de chambre, de la terrible et gratteuse laine des Pyrénées, odeur de toutes ces filles, odeur mélangée, odeur de toutes ces filles que je ne connais pas, et ne peux supporter de respirer ainsi au petit-déjeuner.

Odeurs de café refroidi, odeur de pots en plastique et de verres Duralex, odeur de thé et de javel, odeurs de margarine, et de chicorée. Odeur de pain un peu sec. 

J’entends leurs pensées, distinctement. Qui c’est cette pétasse qui se prend pour Angela Davis avec ses cheveux immondes et hérissés, ses yeux fardés de khôl. Une pute.

Je suis une militante révolutionnaire, je ne peux pas rester avec vous. Une militante jamais ne descend en robe de chambre, pour le petit-déjeuner.

Je m’enfuis, je remonte dans ma chambre, je fais mon sac. Je ne pourrai pas vivre ici.

Ma 4L dorée m’emporte loin de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses.

Je ne reviendrai jamais, me dis-je.

Trois ans passent. Je reviens.


2.

Le temps a filé. Trois ans déjà.

Je suis devenue une permanente comme nous disons sans penser à mal, sans penser à une tête frisée. Je reçois de l’ENS un salaire de 1500 francs, et cela me permet d’écrire des tracts destinés à des tas de personnes afin que leurs yeux se dessillent. Nous frappons fort les touches d’une vieille machine à écrire, nous fabriquons des stencils, sorte de matrices d’impression que nous fixons à une ronéo. Nous imprimons des dizaines de rames de papier de toutes les couleurs que nous distribuons ensuite à l’aube à la sortie des métros et à la porte des usines.

Je reçois un salaire de 1500 francs dont je verse une partie à l’organisation, dite l’orga. Je voyage dans ma 4L remplie de tracts, d’affiches, de vieux pulls et de duvets crasseux pour organiser des réunions au local, en Bretagne ou en Puy-de-Dôme, ou bien ailleurs, à Colombes, ou à Flins. 

Je participe à plusieurs réunions par jour, en fumant des cigarettes. Sans cesse.

Je vis avec un autre militant permanent lui aussi mais sans salaire. Je l’entretiens car il n’a pas eu la chance de naître avec une petite cuiller dorée dans la bouche, de passer un concours réservé aux héritières, ni de posséder une 4L couleur bronze. Nous nous voyons vers minuit, le matin nous nous levons tard.

Je l’entretiens peut-être car je ne pense pas mériter vivre avec un autre humain sans payer pour lui. Ma cuiller dorée dépasse de ma bouche.

Bloody Sunday en Irlande. Nous manifestons et nous battons - comme les Irlandais, mais à moindres risques - avec la police. Ils tuent à Londonderry, crions-nous, et mes yeux se remplissent de larmes.

En 1973, je consacre ma vie à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, et nous perdons. Pinochet prend le pouvoir, Salvador Allende meurt, des milliers de révolutionnaires et de démocrates chiliens sont persécutés. 1974. Je roule dans ma 4L dorée, remplie à ras bords de tracts et d’affiches, solidaire du peuple chilien.

Nous nous réunissons sans cesse, manifestons dans cesse nous créons des dizaines de comités de soutien au peuple chilien.

Jamais je ne repense à l’École remplie de filles en robe de chambre.

Le temps passe.

Je reçois une lettre envoyée du réel. L’administration de l’ENS de Fontenay souhaite que je passe l’agrégation, ce qui est la fonction de l’École : nous préparer à enseigner, munies du saint bréviaire. J’avais oublié.

Dès lors, non sans souplesse, je m’organise. 

L’École se trouve au bout du RER, je le prends désormais tous les matins ou presque, je suis les cours qui préparent au concours. 

Et de nouveau, j’adore cela. Foscolo et Kafka, La Princesse de Clèves, Salluste, le moineau de Lesbie, Montaigne, que sais-je. Ce que je préfère, c’est l’ancien français et la grammaire - savoir comment pulcinellum se transforme en poussin - mais j’aime tout et surtout apprendre de longues tirades de Racine par cœur et réciter des poèmes de Mallarmé. 

Je fais les mots croisés du journal Libération dans le métro. Cela correspond précisément au temps du trajet.

C’est un merveilleux moment dans mes longues journées. Plein d’énergie, et plein d’espoir.

A l’École, cette fois-ci, je reconnais des visages. Des visages fatigués dès le mois d’octobre, nuits blanches imprimées sur les paupières sombres, plis d’inquiétude au coin des lèvres blêmes.

On dit que certains livres disparaissent de la bibliothèque, pour empêcher des rivales de les lire. Et l’on trouve des pages arrachées, des livres aux pages manquantes. 

Toute la journée, je prends des notes.

Le soir je vais à des réunions féministes, notre corps nous appartient, je vais au comité de soutien au peuple chilien, el pueblo unido jama sera vencido, à mes réunions, mes réunions, mes réunions. Souvent nous chantons. Nous inventons des slogans.

Pompidou meurt, je prends des notes. Giscard est élu, je lis je lis je lis, j’étudie. En vérité je travaille cent fois moins que les autres, mais je me trouve sérieuse.

En mai, le concours. Je suis reçue. J’ai vingt-deux ans.


3.

Je retourne aujourd’hui à l’ENS. Avec des mots. C’est une visite virtuelle, sur les traces de ce passé.

Quarante-cinq ans ont filé. Si Walter Benjamin a raison de dire qu’une vie est un ensemble de points lumineux reliés entre eux jusqu’à composer une image imprévue, alors cette image mérite quelques commentaires.

La littérature est art de la distanciation, disait Joseph Brodski qui m’accompagne lui aussi dans ce petit chemin. Les citations font partie de la formation. J’observe, à distance. Quarante-cinq ans est une vraie distance, la jeune fille du Quartier latin passée par Mai 68, en tunique indienne l’été et veste en mouton retourné l’hiver et qui marchait pieds nus, en toutes saisons, pleine de mépris de classe inconscient, a disparu depuis longtemps.


Geneviève Brisac dans une librairie parisienne. Droits réservés.


Je remarque un sexisme d’époque aussi. Pas mort. Pourquoi pensè-je que c’était plus triste chez les filles ?

C’est ce que nous pensions toutes et tous. En vérité, comme le dit Virginia Woolf, dans Une chambre à soi, chez les filles ce n’est pas plus triste, c’est plus pauvre.

Rue d’Ulm, chez les garçons, de belles pierres, des fauteuils de cuir dans les coursives administratives, des lambris dans les amphis.

A Fontenay, une vaste maison bourgeoise, et à l’intérieur, des salles de classe petites et moches. Fontenay, c’est moins bien et moins beau et la soupe est sûrement moins bonne : on est chez les filles.

J’ai honte aujourd’hui de mon arrogance passée, qui étais-je pour rejeter ainsi les provinciales élèves du réfectoire ?

Il est probable qu’elles savaient pourquoi elles étaient là, prêtes à subir la soupe et le reste. Il est probable qu’elles sont devenues les enseignantes et les universitaires que le système de reproduction scolaire prévoyait, certes, c’était ma théorie, la nôtre, mais c’était aussi, pour certaines, un beau destin.

Moi : normalienne, agrégée ? Je n’ai jamais cru à ces étiquettes pourtant honnêtement gagnées. Méritées, puisqu’il y eut concours, et épreuves et résultats et que j’avais appris à l’époque à me conformer aux exigences scolaires, comme une concession à un réel plus fort que moi.

Mais je méprisais tout cela. 

Et pour tout ce qui n’était pas les cours, les dissertations, les versions, les exercices, j’avais une réponse ferme : non. Je ne suis pas des vôtres. 

J’avais cru avoir appris de force à dire oui, durant les mois de mon internement, où je simulais l’obéissance jusqu’à l’éprouver, pour être libre comme Socrate, comme Diogène. C’était un vernis qui ne trompait que moi. Mon être profond disait non, plus jamais de prison. Fuis. De toutes tes forces.

Oui : A la clinique du Vésinet, moins de dix ans auparavant, j’avais appris à ne rien montrer de mes sentiments de colère, de terreur. Enfant enfermée par les adultes.

J’allais écrire prisonnière politique, mais ce serait sur-interpréter une réalité déjà difficile à concevoir. Même si je le pense au fond. J’étais là, comme tant d’autres prisonnières, pour être cassée, brisée, au nom de ma salvation. Cellule aux fenêtres verrouillées. Portes verrouillées. Toilettes verrouillées. Ces souvenirs de portes verrouillées, d’autorités malveillantes, d’obligations de toute sorte, ce sont ces souvenirs de prison qui sont remontés dans ma gorge ce soir-là, au réfectoire.

Pas de livres, pas de musique, pas de papier.

Aucun objet. Rien. J’ai pris le goût à treize ans de ne rien posséder pour ne rien regretter. Pour qu’on ne puisse plus jamais rien m’enlever.

Et j’ai imprimé au plus profond de moi un désir féroce de liberté et de solitude.

Mais revenons au réfectoire.

Je me dis que j’étais peut-être la seule à posséder une petite voiture. Mais je me dis aussi qu’il faut renoncer à cette culpabilité irradiante comme une douleur, qui a joué une telle place dans ma vie, m’empêchant d’en faire ce que je voulais, puisque j’avais tant de chance.

Savais-je ce que je voulais ?

La révolution, aurais-je dit si on me l’avait demandé.

Les années d’ENS furent mes années de révolution. J’ai appris tant de choses. Faire un journal, parler en public, organiser une réunion, vivre de peu, écouter les gens, comprendre le monde, compatir à la souffrance du monde.

En prime, j’ai réussi mon concours, - que c’est révélateur cette expression : MON concours - probablement, telle le samouraï zen et sa flèche, parce que je regardais ailleurs et n’y accordais pas plus d’importance que cela.

Geneviève Brisac (71 L FT), octobre 2020


Geneviève Brisac est romancière (Prix Femina 1996), éditrice, vice-présidente du CA de l’ONG Bibliothèques sans frontières.