Témoignage de Michel Jamet

Promotion 1967, Lettres, Saint-Cloud




Michel Jamet vers 1968. Archives personnelles


De nombreux normaliens primaires ont préféré se présenter au nouveau concours des PEGC (le corps est créé en 1969) faisant ainsi l’économie, en restant dans leur région et en conservant leurs attaches, des trois années de Prépa nécessaires sans succès garanti pour se présenter au concours de l’École. Le recrutement populaire a en conséquence pratiquement disparu dans les années soixante-dix. Contrairement à Polytechnique, l’ENS n’avait pas de classement de sortie. L’agrégation constituait un moment crucial dans la scolarité des élèves. Même pour les normaliens, le succès n’était pas assuré. Le concours refermait, en troisième année, le cycle d’études de ceux qui avaient choisi l’enseignement secondaire et ouvrait, en quatrième année accordée sans difficulté, la scolarité étant de quatre ans à l’ENS, la voie de l’université ou de la recherche. Tendue presque à rompre entre les anciennes écoles normales et la recherche, éclatée entre différents centres, l’École, fondée en 1882, avait perdu son unité première. Congédier le passé pour se tourner vers l’avenir, reconstruire l’École sur un nouveau site, certains en caressaient déjà l’idée.

« Nous étions cent, nous ne serions plus bientôt que cinquante à prendre possession de ce lieu, disait Pierre Bergounioux (69, L), élève dans une khâgne de province, se rappelant les sentiments qui l’agitaient à la veille de passer l’oral d’admission. Cinquante auraient disparu, comme anéantis. Quelques-uns définitivement retombés dans les ténèbres dont ils avaient cru possible de s’extraire. Muets d’inquiétude, nous tenant par la main, nous étions rendus devant la porte de l’École pour chercher notre nom sur la liste. Sur le fil du couteau, tous admissibles, nous nous regardions. Ou j’allais redevenir ce que j’avais toujours été, un crétin rural, ou j’allais avoir la chance d’accéder au sens. Ou la signification de l’aventure à laquelle je me trouvais mêlé me serait révélée ou elle me serait refusée. Ou je reviendrais à l’inféodation et à la stupeur, ou je me hasarderais, assez innocent pour quitter mon bac à sable afin de rejoindre celui où s’ébrouaient, de l’autre côté du mur, les philosophes, à tendre, armé du concept, la  main vers le sens enfoui dans l’épaisseur des choses. Tu fréquentes, me disais-je, en me pinçant pour m’assurer que j’étais bien là –et une étrange jubilation s’emparait de moi –l’endroit où s’élabore le discours vainqueur!

Quelles sacrilèges audaces allaient nous être permises! Les sceaux de plomb apposés sur la porte allaient céder. J’étais d’une heure et d’un lieu qui étaient sans légende, d’une région où la misère était si grande que l’on était privé de l’accès au domaine que Descartes tient pour fondateur de l’humanité même! Les Parisiens dont tu étais, ont le monopole des moyens symboliques de salut. Les ilotes ne savent rien de ce qui les concerne et ne peuvent en conséquence avoir des lumières sur ce qui se passe sur terre! En se dissolvant la société agraire laissait une certaine liberté à ceux qui lui étaient inféodés. Écrire pour libérer les miens de l’interdiction dont ils étaient frappés, et, d’abord, ces livres que j’aurais aimé lire sans pouvoir les trouver, c’est ce qui m’a mis la plume à la main ».Son corps s’y transportait. Il y avait son lieu. Dans ce bâtiment ou cet autre, peu lui importait. Leur conformation, leur allure extérieure, Pierre n’avait pas pris le temps de les considérer, il n’avait eu d’intérêt que pour la distance à parcourir de la librairie Malebranche à sa thurne, mensuellement chargé de deux cabas invariablement remplis par quarante livres sentant la colle fraiche et représentant la quasi totalité des émoluments reçus. Partout où s’accomplissait le travail de la pensée, là était l’École. Cette conviction faisait sa force.

Ma famille possédait une maison à Viroflay. Nous prenions le train à la gare Saint-Lazare pour nous y rendre en week-end. Ma grand-mère avait fait encadrer une petite peinture où j’avais représenté le train sortant du tunnel de Saint-Cloud. Grand pêcheur, mon père se dirigeait vers les étangs de Corot à Ville-d’Avray. Ma grand-mère m’emmenait en promenade dans le parc du château de Versailles. A Saint-Cloud, comme partout ailleurs dans la proche banlieue, la construction du chemin de fer, et, dans le cas présent, de la ligne Paris-Versailles en 1840, avait fait reculer les cultures et transformé le village en ville de villégiature qui partageait avec la banlieue Ouest les pavillons en meulières sur ses coteaux (parc de Montretout). Dans le parc admirablement peint par Watteau (L’Assemblée dans un parc) et Fragonard (La fête à Saint-Cloud) se tenait en septembre une fête foraine et se dressait, avant d’être incendié par les Prussiens, le château édifié par le duc d’Orléans où Napoléon Ier et Napoléon III avaient résidé.

De nombreux restaurants s’étaient installés dans le bas Saint-Cloud, à la sortie du pont du même nom et à l’entrée du parc qui abritait de nombreux pique-niques familiaux et un bal, le soir pendant la belle saison. Le long des rues en pente raide vers la Seine et des escaliers conduisant à la gare, s’étageaient, dans une atmosphère animée, pavillons, boutiques et petits immeubles. De grands ensembles proposant des appartements de standing et dominant le front de Seine étaient en construction au-dessous de la gare et pouvaient faire rêver les normaliens désireux de s’installer bourgeoisement! En 1974, le viaduc de l’autoroute fut achevé et longea le centre-ville. Il permit d’atteindre le tunnel de l’autoroute et de désengorger le pont de Saint-Cloud. La construction d’immeubles de bureaux sur la colline changea, comme je le constatais alors, la physionomie de la ville et fit disparaître les petits commerces, les restaurants et les guinguettes qui faisaient, à côté des belles villas, une partie de son charme.

Rue Pozzo di Borgo

Prévenu que les résultats ne tarderaient pas à être affichés, je m’étais rendu rue Pozzo di Borgo pour consulter la liste des admis. Très heureux d’être reçu, pragmatique plus que romantique dans mes réactions, je n’imaginais pas le devoir à l’histoire et à la géographie, où j’avais manqué de peu de caciquer, comme me l’apprirent mes notes, alors que, bien peu brillantes pour quelqu’un qui imaginait de poursuivre en philosophie, étaient celles obtenues dans cette matière et presque passables mes notes en français et anglais. Tout cela, appris en plein été, jeta un léger mais inquiétant trouble dans mon esprit et sans m’engager dans la voie d’une recherche des causes de cet insuccès, me conduisit à diriger mes pas vers Sciences Po, encouragé à cela par mon très libéral caïman Jean-Toussaint Desanti, qui trouva bon que je m’intéresse à Merleau-Ponty et à la philosophie politique lors de la réunion de section qui suivit la proclamation des résultats. Chacun se déclarait content d’avoir, grâce à son entrée à l’ENS, la possibilité de poursuivre des études solides et confortables, de conserver l’atmosphère militante de la khâgne, de créer un fructueux réseau d’amitiés et d’œuvrer à la réalisation d’une ambition professionnelle qui s’intégrerait dans le devenir national.

L’École, cela a d’abord été pour moi, habitué en Parisien aux architectures haussmanniennes et infiniment gâté par tout ce que recèle de beau la capitale, une résidence universitaire formée de bâtiments plus empilés qu’ordonnés le long de la pente dont le disparate m’avait frappé. La loge du concierge venait d’abord, sise en arrière de la grille d’entrée, suivie des locaux administratifs, des cuisines, du réfectoire dominant la Seine et Boulogne pour s’ouvrir superbement sur les édifices-symboles de la Ville-lumière, nous invitant, sans qu’il soit nécessaire de nous y pousser beaucoup, à prononcer, après tant d’autres, le « À nous deux Paris! ». Des étages de chambres réparties de chaque côté d’un large couloir, donnant les unes sur le jardin intérieur, abruptement pour les autres sur la rue Coutureau remplie du bruit ascendant de la circulation achevaient le bâtiment du vieux Pozzo, non sans lui donner l’allure d’un petit caboteur naviguant à quelques encablures des côtes. 

Le ministère avait étoffé les promotions pour répondre aux besoins accrus en professeurs. L’École avait acquis des terrains, élevé une résidence universitaire, le «nouveau Pozzo» et réservé le pavillon de Valois aux cours et à la bibliothèque à laquelle on accédait sous les combles par un escalier en colimaçon aux marches craquantes. La vieille maison avait été désertée par les pensionnaires qui résidaient maintenant au « nouveau Pozzo ». On y suivait des cours, on y travaillait en bibliothèque. La Direction y possédait appartement et bureau. Ils ouvraient sur le parc de Saint-Cloud dont les Anciens se souvenaient pour y avoir passé des soirées mémorables. Les Fêtes galantes de Verlaine semblaient avoir été tout exprès inscrites au programme de l’écrit pour nous préparer à ses spectacles enchanteurs l’automne venu, quand, en amoureuse compagnie, nous respirions près des bassins, dans le jaillissement des jets d’eau, cet air de tendre mélancolie qui va si bien à la jeunesse. C’était le côté « parc ». «Côté ville », immeubles de bureau et quartier résidentiel poussaient à flanc de colline. C’était un autre monde, grouillant d’activités, de boutiques, de petits restaurants, auquel on accédait quand on descendait de la gare vers la Seine ou que l’on empruntait la sente qui débouchait en arrière de l’École sur le boulevard de la République pour se rendre à Nanterre. 

Jeté perpendiculairement au fleuve, le parallélépipède de la nouvelle résidence inaugurée en 1963 ou 1964, au géométrisme sans attrait, égrenait dans le sens de la longueur ses quatre étages de chambres doubles. On n’avait sans doute pas imaginé l'intérêt qu'il y aurait à loger dans ce gaillard d’avant jeté à l’assaut de Paris une salle de conférence ou un auditorium panoramique où pourraient se dérouler les rituels qui ponctuent la vie de l’esprit. On s’était contenté d’y placer un ascenseur et les escaliers desservant les étages par des portes à doubles battants assez grinçantes pour que l’on entende leur cri dans tout le bâtiment. On avait jeté à la hâte, un passage couvert censé réunir l’ancien Pozzo et le nouveau. Un gazon rare entourait les dalles de ciment. Piétiné par ceux qui s’élançaient, protestant que le service s’achevait à huit heures précises, à huit heures moins une vers le pot, l’index déjà tendu vers l’horloge à l’adresse des Sioux (Le « X » hurlé!) récriminants. La démarche hésitante, la voix timide, quelques jeunes femmes précédées de quelques-uns de nos camarades franchissaient le seuil, créant des mouvements divers, ronchonnements protestataires, convoitise à peine voilée, simple plaisir d’humanité, parmi les garçons en charentaise et pyjamas relevant soudain leur nez plongé dans le bol de café au lait. Plus habillées, mieux maquillées, les mêmes ou quelques autres, venaient partager le repas de midi. Et la meute hurlante passée, restaurée, ré-engouffrée pour les ablutions matinales ou l’étude dans la résidence, le réfectoire desservi, les bâtiments retombaient dans le silence.

Par groupes de deux, cotylédons unis par le bloc douche-sanitaire, dressings, « les Propylées », nom que s’étaient acquis les commodités, les thurnes s’alignaient à l’étage. Murs militants jaune paille, faucille et marteau, Lénine, Trotski, Gramsci, Che Guevara et Mao en posters, dallage et lino bleu nuit dissimulant un inconfortable chauffage au sol, deux tables devant les fenêtres, deux lits surmontés d’une applique déversant une lumière conique, deux bibliothèques, grande était l’économie et triomphante l’architecture « studio » ! Une femme de ménage donnait un coup d’aspirateur et entretenait les toilettes. Les agrégatifs jouissaient avec l’accord de l’administration, d’une thurne seuls. D’autres profitaient, dans les parties les plus reculées de la résidence, d’un confort total et se créaient, utilisant les départs à l’étranger, un petit appartement de deux pièces. Plus de variété régnait dans l’ancienne résidence (une clinique psychiatrique à laquelle avaient été ajoutés des réfectoires et une intendance) qui possédait de grandes chambres, construite à la verticale de la rue Coutureau, la dominant de haut, mais disposant par-devant de peu d’espace de dégagement. Une ancienne villa rue Pozzo di Borgo abritait l’infirmerie et servait aussi de parking. Le réfectoire de l’ENS était infiniment meilleur que le restaurant universitaire de Nanterre. Outre l’attente à subir, nous n’y mangions pas à notre faim. Une minuscule saucisse de Frankfort au teint jaune sale que la moutarde avait du mal à faire passer, deux cuillerées à soupe de purée-minute. Heureusement, les camarades étaient là! Steaks imposants de qualité et de poids, frites surabondantes et cuites à point rue Pozzo di Borgo : nous avions hâte de rentrer à Saint-Cloud quand c’était possible!

Nous nagions dans une douce euphorie faite du sentiment de la liberté acquise. L’âge de la majorité, qui ne sera abaissé à dix-huit ans qu’en 1974, était encore fixé à vingt-et-un ans. Nous étions, donc, des élèves mineurs placés sous la responsabilité du Directeur. Le régime de l’École, très libéral, ne surveillait pas les allées et venues et fermait les yeux sur les incursions féminines. Connu pour inviter « les amateurs de galipettes » à passer le pont de Saint-Cloud avant de s’y livrer, Henri Canac, directeur-adjoint, bourru et bon qui  assurait la continuité au-delà des changements de directeur, nous avait fait les recommandations d’usage. Nous disposions,avec la thurne, d’un espace personnel, d’autant plus appréciable qu’était petit l’appartement familial, d’une liberté d’aller et de venir loin des restrictions habituelles à cet âge, d’une indépendance financière et, last not least, de la possibilité de regarder la télévision, chose encore rare. J’acquis en 1973 mon premier téléviseur. Il n’y en avait pas chez moi en 1967-68. Nous étions véritablement « scotchés à l’écran » chez ceux qui en possédaient un. Le présalaire substantiel -mes parents avaient dû m’émanciper pour que je puisse le toucher -faisait de nous, encore si jeunes, des gens plus fortunés que ceux qui nous servaient au réfectoire et nous permettait d’accéder à un statut d’adulte avant l’âge légal. Nous pouvions aussi envisager d’enrichir le trousseau numéroté que nous avions apporté le jour de  la rentrée de pièces de vêtement neufs à la mode, de sortir au cinéma, au théâtre ou au concert sans trop compter, de voyager plus ou moins loin, de prendre des leçons de conduite et d’économiser pour acheter une voiture.

On quittait la résidence à pied pour suivre les cours quand on ne se dirigeait pas en voiture vers Nanterre auquel était affecté la banlieue Ouest, Paris compris. Un grand et solide gaillard qui avait du mal à se loger à bord possédait une NSU Sport Prinz de couleur jaune. La voiture avait de fortes et soudaines accélérations et un freinage puissant qui projetait vers le tableau de bord. Départ sur les chapeaux de roue, virages pris à la corde, conduite rallye par tous les temps et en toutes circonstances, vive la philosophie! à la limite de la sécurité et de l’adhérence, étaient la règle. On se déplaçait, piéton, à flanc de colline, on longeait d’abord des murs élevés, on débouchait dans un pré bordé d’acacias. Devant nous s’étendait, ruban brillant, la Seine, puis, un peu plus loin, Boulogne et Paris. Soudain happé par le siècle, on s’élevait par un escalier au-dessus du tunnel de l’autoroute de Normandie. On  descendait, par un deuxième, vers les laboratoires de sciences physiques du pavillon d’Artois, propylées au fond desquels se dressait, meuble compact avec  ses  trois étages en pierres de taille et sa toiture Hardouin-Mansart, le Pavillon de Valois, heureux rescapé de l’incendie du  château. N’étant  pas  soumis  à  la clepsydre, nous pouvions descendre, les cours suivis, en ville prendre un verre. L’hôtel de ville était une solide construction « Troisième République », l’église Saint-Clodoald (qui avait donné son nom à la ville), romano-gothique agrandie et modifiée plusieurs fois,  abritait  une descente  de  croix du peintre  local  Gaston  Latouche  et retraçait dans son chœur  des épisodes  de  la  vie  du saint  dont elle portait le nom. La chapelle de l’hospice de la reine Marie-Antoinette  était  une petite  merveille néo-classique. L’ancien couvent des Ursulines, où étaient stockés jusqu’en 1978 les archives du ministère des Finances, méritait le détour comme la villa Années Trente du pharmacien collectionneur qui deviendrait le musée des Avelines.

Étudier à l'ENS

Des anciens d’Ulm professaient à l’École. Notre caïman, Jean-Toussaint Desanti, surnommé Touki par Dominique son épouse, élève de Cavaillès à Ulm, caïman d’Althusser, était un philosophe des mathématiques. Il arrivait à l’École en Mercedes, allumait sa pipe, entamait le cours qu’il avait préparé ou tirait un livre de son cartable et suscitait notre admiration en commentant de chic un texte grec, quand ce n’était pas Galilée dans le texte italien. Il invitait les élèves qui s’orientaient vers la philosophie des sciences à suivre, par souci « d’ancrage dans la positivité », une discipline scientifique de leur choix. Il avait appartenu, pendant l’Occupation à un réseau, avait passé des documents, caché des juifs avant d’adhérer au Parti communiste. Il se promenait, selon la rumeur, dans les couloirs, un revolver dans la poche, toutes choses qui faisaient de lui « un patriote corse »! 

Martial Gueroult, lui aussi sorti d’Ulm, dictait le brouillon de ses livres dans une langue parfaite. Grand et beau vieillard de quatre-vingt-cinq ans d’une infinie courtoisie et d’un savoir immense, il stupéfiait les jeunes gens que nous étions. Spécialiste du dix-septième siècle, bon connaisseur de la philosophie classique, Hegel y compris, il professait au Collège de France. Il avait une pensée personnelle et soutenait que l’ensemble des systèmes philosophiques est fermé. Alexis Philonenko, qui ne sortait ni d’Ulm ni de Saint-Cloud, traitait de Nietzsche et de Hegel. Spécialiste de Fichte, il abordait d’un point de vue rationnel l’idéalisme allemand.

Nouvel assistant à l’ENS, Bernard Besnier était aussi disgracié que Sartre dont il copiait les manières. Il fumait des Boyard qui s’éteignaient sitôt allumées. Il nous recevait, la nuit tombée, dans un intérieur envahi par les livres que traversait au petit matin, soudaine et frileuse apparition, une très jolie femme en nuisette.

C’était un spécialiste de la philosophie des sciences humaines et de la philosophie grecque, qui rendait Plotin accessible. Il s’intéressait aussi aux papyrus de Pompéi. Il nous expliquait Ricardo et Adam Smith. N’écrivant pas, il n’épargnait pas de ses sarcasmes les faiseurs de livres. Camille Pernot nous préparait à la grande Leçon et aux explications de texte. Grand, sérieux, assidu, il était toujours impeccablement habillé « Troisième République ». Il possédait une pensée élégante aux références classiques délicatement ciselées. Alexandre Matheron expliquait Spinoza en triomphant d’un tic qui lui ravageait la mâchoire. Gabriel G. Bès et Oswald Ducrot étaient venus présenter la linguistique. Les philosophes cloutiers jouissaient d’une grande liberté d’études. L’année de l’agrégation, des auditeurs libres, choisis sur dossier, complétaient l’effectif sans bénéficier des mêmes conditions matérielles que celles des élèves-professeurs. 

Ulm avait eu Bergson et Sartre, elle n’avait plus eu d’inventeurs de systèmes, mais des « philosophes à la mode ». Aucun grand philosophe ne provenait encore de l’ENS de Saint-Cloud qui avait de grands historiens. Professeurs d’histoire à l’École ou historiens sortis de celle-ci développaient des problématiques inspirées de l’École des Annales ou situées dans une perspective Duby-Labrousse. On  donnait  de  l’importance  au  social,  même  en histoire de l’art,  sans  cependant  tout  y  réduire. N’oubliant pas que les visions du monde influent sur les conduites,  que  les  religions  constituent des  englobants  et  doivent  être  insérées  au même titre  que  le  social,  les  professeurs  d’histoire  à l’École et les historiens formés dans celle-ci (Pierre  Goubert, 1956;  Daniel Roche, 1956;  Jean-Louis  Biget, 1957;  Michel  Vovelle, 1953; Jean Jacquart, 1947)  et les « jeunes » (Jacques Chiffoleau, Joël Cornette, Dominique Kalifa, Jean-Noël Luc) ne détachaient pas les phénomènes étudiés de l’histoire globale.

Nous pouvions, toutes promotions confondues, suivre des séminaires ou entendre des conférences.  Nous  étions,  tous,  dans  une  grande admiration  devant  le  savoir  de  nos professeurs, leurs compétences oratoires et l’amitié qu’ils nous vouaient, comme l’écrit un camarade  (Paul Fournel,  68,  Lettres)  écoutant,  en  avril  68,  Pierre Barbéris parler d’argent chez Balzac en évoquant un  monde,  celui  de l’écrivain  qui  est  encore  le nôtre: « Je le regardais aller et venir sur l’estrade. Il était le modèle parfaitement acceptable de grand professeur, de ceux qui comptent, de ceux qui  étudient  encore,  de  ceux  qui  publient et  que les  étudiants  recherchent. Les planches de l’estrade  grinçaient  discrètement sous  ses  pas. Tout  était  là  assez  ancien  pour  avoir  une  allure d’immutabilité,  d’éternité,  celle  du  savoir sans doute et de la transmission à coup sûr ». 

Les activités syndicales et sportives auxquelles présidait  « Bouts »,  qui  vantait  les  bienfaits de  la gymnastique  après  le  petit-déjeuner,  étaient  un moyen  de  nouer  des  connaissances permettant d’obvier au  cloisonnement  disciplinaire.  Le  bal annuel  de  l’École  dans  les intimidants  salons dorés de la Sorbonne réunissait élèves et anciens élèves.  C’était  l’occasion de saluer professeurs et anciens professeurs de classes préparatoires. J’y conversais, accompagné de la toute belle en robe du  soir  bleu-nuit, avec Maurice Caveing, mon professeur de philosophie en Terminale au  lycée Henri-IV et son épouse, créole d’une grande beauté et d’une exquise conversation.

Saint-Cloud quotidien

J’avais pour cothurne Gérard Hugonie qui m’abandonnait,  le  week-end  pour  s’occuper  de scouts, me donnant ainsi la possibilité de recevoir, dans  la  grande  et  belle chambre  du vieux Pozzo où je venais de déménager après de longues recherches. Où découvrir un abri propice quand nous rentrions accompagnés ? Il faisait trop frais pour s’allonger sous le grand cèdre qui poussait devant l’entrée de la résidence. On risquait d’y être surpris en pleine action. Nous avions aperçu au sommet des marches une de ces femmes  réputées  donner  du  plaisir, en grande tenue, bottes noires à haute encolure, collant argent, mini-jupe carmin, cuir noir ou pull ajusté ne  laissant  rien  à  deviner  quant  à  la  consistance et  à  la  fermeté  de  la  poitrine. Visage anguleux à l’abondant  cheveu  roulé  en  chignon  et  traversé par  une  épingle  d’or, elle découpait  dans  la  nuit pâle de gel sa silhouette en contre-plongée sur le perron  de  la résidence dans une pose digne du Crazy Horse! Un de nos camarades maltraité, la rumeur en courait, insistante, dépensait pour elle tout  son  traitement  sans  que  le  désir  lui vienne de le payer de retour en abandonnant son métier pour vivre avec lui. L’imagination serait sans doute venue à notre secours dans le gymnase -il n’était jamais fermé pour permettre aux agrégatifs de se détendre -dont  le  fond  était rempli de tout un peuple de poutres, de chevaux d’arçon, de cordes et autres matériels servant à muscler,  n’eut été la détestable odeur de transpiration qui en émanait, inondait les tapis de sol et un respect peut-être tardif pour la jeune personne qui nous suivait. Restait, dernière halte avant le petit hôtel, à prier son cothurne, bouteille  de  porto  et  de  whisky  à  la  main,  de nous  céder  la  place, avec  promesse  d’en  faire autant,  s’il  se  trouvait  dans  la  même  urgente situation!

Quelques « figures » mettaient de la couleur et de l’animation. Un Guerrier du sculpteur Bourdelle, Tarzan(67, L), futur lecteur assidu de Machiavel,menait « la  horde sauvage » des maoïstes. Demeuré  six  ou  sept  ans  à  l’École,  un autre condisciple défrayait la chronique. C’était un plaisir de curiosité de lui rendre visite dans sa bi-thurne où, cigare à la bouche, il trônait, l’œillet à la boutonnière, vêtu d’une chemise de couleur, la moustache conquérante, l’œil bleu acier, barbe et cheveu brun réunis en chignon derrière la nuque, les  pieds  nus,  assis sur  une  petite  estrade  dans des volutes de fumée parfumée. L’administration,  cherchant  en vain  une  place libre, lui avait affecté un nouveau. Il s’était présenté accompagné de sa mère. Il en avait fallu de  peu  qu’elle  ne  se  signe  en  découvrant  les posters qui recouvraient les murs. Nus peu académiques  ou  moins  « artistiques »  encore  des calendriers de garagiste alternaient avec les grandes  figures  révolutionnaires.  Incapable  de supporter  le  côté  « out of  date »  et  sans  doute complexé du jeune « thala », manquant de le défenestrer  pour inaptitude,  il  l’avait  jeté  dehors le lendemain! Se rendant, à grands pas, au pôt et découvrant à l’entrée du réfectoire la  table recouverte  d’exemplaires  de L’Humanité et  les mains militantes  qui  se  tendaient  pour  l’acheter, il jetait, gouailleur et pince sans rire, pour voir la mine  des  surpris  la  main  dans  le  sac:  « Et  en plus,  cela  (qui  n’était  pas  précisé)  me causerait une jouissance sexuelle! ». Le COCU (comité culturel), présidé par un historien, François-Charles Mougel avait invité Dali, qui s’était présenté,  fidèle à son personnage, avec moustache  et  canne  à  pommeau  d’argent.  « J’ai souvenir,  note  Pierre  Dargelos,  d’avoir assisté  à la  prestation  de  Salvador  Dali  qui,  venu  avec  sa muse Gala, m’a bien réjoui de son délire d’Avida Dollars et de la gare de « Perpignannn » en faisant crépiter les syllabes de ses réponses aux questions posées, sans que l’on puisse savoir s’il était gros malin, vieux fou ou prestidigitateur, ou les trois à la fois, tant son débit étrange roulait d’images incongrues qui, j’imagine, valaient  aussi  leur  pesant d’or.  Plus  tard,  en Catalogne, j’ai vu ses œuvres, ses montres molles, ses dessins qui, de toute évidence, comme Gaudi, relevaient d’un inspiré hors norme ».

En toute vers Nanterre

Une équipe de « jeunes professeurs » de philosophie enseignait à Nanterre devenue autonome après  avoir  été  une  succursale  de  la Sorbonne: Jacques Merleau-Ponty en épistémologie, Paul Ricoeur  qui  enseignait  de manière passionnante l’histoire de la philosophie, Emmanuel Lévinas, Jean-François Lyotard, spécialiste à l’époque de la phénoménologie, l’esthéticien Mikel Dufrenne, Clémence Ramnoux, spécialiste de philosophie grecque.  De  la  pluie,  de  la boue,  des  ornières, automne et hiver 1967. On traversait en voiture le bidonville. Un chemin de terre grossièrement empierré  prenait  la  suite  à  la  route  goudronnée. On  garait  sur  les terrains  vagues  issus  de  la démolition  des  bidonvilles  ou  dans  les  espaces battus par les vents séparant les bâtiments universitaires  en  gestation.  On  accédait  à  travers boue et planches au café qui jouxtait les parkings improvisés  remplis  de  voitures  jetées  plus  que garées,  où  il  était  parfois  difficile  de  retrouver  la sienne si l’on avait oublié de prendre des repères!

Des  pancartes  hâtivement  peintes  signalant  la destination des édifices se balançaient sur le ciment brut de décoffrage.  Des  escaliers  sans garde-corps  conduisaient  aux  étages  dans une odeur de maçonnerie en train de sécher. Un fouillis de fils et de  câbles  menait  aux  salles de cours. Autoritairement inscrits pour décongestionner Assas et la Sorbonne, Auteuil et Passy s’aventuraient dans la boue avant de participer aux AG, aux sit-inset aux manifestations. Jupe plissée, collant, veste ou cardigan, sac en bandoulière, foulard et imperméable, cheveux impeccablement coiffés, rimmel et fond de teint, on se serait cru, vite détrompés cependant par l’architecture  dénuée de fantaisie et l’éloignement banlieusard, au carrefour de l’Odéon. Nous  longions,  le cours achevé,  des bâtiments en émergence, nous sautions  de  flaque  en fondrière,  nous  évitions décombres et déblais, nous contournions des palissades.  Parvenus sur  le  remblai  de  la  voie ferrée,  nous  gravissions  les  marches  de  la  gare provisoire  de Nanterre-La  Folie  bien  nommée! On retrouvait gare Saint-Lazare l’animation de la ville et la complicité des cafés. 

La demande de libération des étudiants interpellés lors des manifestations contre la guerre du Vietnam, la revendication de la liberté de  circuler, c’est-à-dire,  de  la  possibilité  pour  les garçons de se rendre dans la chambre des filles à la  résidence  universitaire avaient lancé le Mouvement du 22 mars. Action directe (occupation de l’étage du bâtiment administratif où siégeait le Conseil), démocratie directe (Assemblées Générales ouvertes à tous), provocation (happening, prises de parole sauvage, interruption des cours, contestation de toute autorité, même symbolique, critique du contenu des enseignements et de leur mode de délivrance) étaient les mots d’ordre du Mouvement, dont Daniel Cohn-Bendit, rendu célèbre par son interpellation du ministre Missoffe venu inaugurer la piscine, était une des figures marquantes. Un « Jouissez sans entraves »  tagué  à  l’aérosol  dans  l’ascenseur  du bâtiment des Sciences humaines manifestait l’influence  de  Reich  et  de  Fourier.  Pull  à  col roulé, chemise ouverte ou fermée par une cravate et  pull,  blouson,  veste  ou  manteau,  jean  pour les garçons, jupe ou pantalon, pull ou chemisier sage pour  les  filles  étaient  indifféremment portés  par participants  et  participantes  au  mouvement  qui provenaient d’horizons différents: libertaires, situationnistes,  trotskystes,  chrétiens  de  gauche et futurs « Mao Spontex ».

Le PCF à l'École

J’avais  adhéré  à  l’UEC,  branche  étudiante  du Mouvement  des  Jeunes  Communistes  de France (MJCF)  dont  l’activité  était  contrôlée  par  Roger Garaudy, membre du Bureau politique et directeur du journal étudiant du PCF, Clarté. L’UEC  avait  soutenu  l’action  de Krouchtchev  et la  critique  du  stalinisme,  approuvé  l’action  de ’UNEF contre la guerre d’Algérie, pris des positions pro-italiennes en 1965, mais vu ses adhérents  du  secteur  ENS Ulm  se  tourner  vers l’UJC  (ml)  maoïste.  Partageant  les  analyses  du PCF  en  1968,  alors que  les  lycéens  participaient aux  discussions  avec  les  professeurs,  exigeaient moins d’autorité et davantage de démocratie, ainsi  que  le  droit  de  vote  à  dix-huit  ans,  l’UEC était inaudible pour ceux qui vivaient au quotidien  des  problèmes que ne résolvaient pas les discours« révolutionnaires »: amphis surchargés où manquaient les places assises, comme  j’en fis  l’expérience  à  la  Sorbonne  en préparant  mes  certificats  de  licence,  TD  où  les jeunes maîtres-assistants débutaient les cours rapidement saturés  par  la  recherche  de  tables  et de chaises dans des locaux nouveaux peu adaptés à l’utilisation des récents moyens pédagogiques,  restaurants  universitaires  devant lesquels  piétinaient d’interminables queues, logements en nombre insuffisant. 

Étudiant communiste, j’assistais aux réunions du Cercle  UEC  à  l’ENS  pendant  l’hiver  67 après avoir  collé  des  affiches  contre  le  député  UNR Wagner  qui  se  représentait  à  Saint-Cloud  lors d’élections partielles et participé aux manifestations contre la guerre du Vietnam. Guerre et Résistance encore proches avaient peuplé les imaginations. L’adhésion à l’UEC permettait de surmonter les barrières ou le cloisonnement entre disciplines.  On lisait Garaudy, on parlait de communisme démocratique, on citait avec faveur l’exemple italien. Quinze  à  vingt  membres  étaient  présents aux  réunions  que  présidait  Henri  Peña-Ruiz (67, L).  Il  y  avait  une  cellule  des  agents  et  une  autre des  élèves.  La  fusion  envisagée,  les intellectuels se  devant  de  travailler  au  Grand  Soir  avec  les prolétaires, ne s’étant jamais faite, les deux cellules distinctes avaient été conservées. Goldzink avait  invité,  en  novembre 1967,  Jean Kanapa  à  l’École  pour  fêter  le  cinquantenaire  de la  Révolution  d’Octobre. Campé  sur  une  chaise, pieds sur le siège, fesses sur le dossier, un« mao »  s’était  mis  à  tutoyer Kanapa  et  lui  avait vertement reproché de taire les crimes staliniens. Chaque matin, L’Humanité attendait, avec un certain succès, les acheteurs à l’entrée du réfectoire. 

Le  camarade-secrétaire  du  cercle  UEC  présentait son rapport. Impressionnant monologue! J’admirais cette capacité à commenter indéfiniment, sans note et sans interruption, avec comme  seule  musique  dans  l’oreille  le  son  de  sa voix, L’Humanité et les directives du Comité central.  « De Gaulle, ce fasciste »  affirmait  mon camarade. De Gaulle étant un fasciste, la Cinquième République qu’il avait fondée était un régime fasciste. Malgré les vicissitudes du départ et du retour au pouvoir, il restait « Le Libérateur » pour  ma  famille. Communistes  et Américains  s’étaient  livrés  une  course  de  vitesse pour le pouvoir. Était-il raisonnable de traiter de « fasciste » celui qui, bien qu’en ayant eu la possibilité, ne l’avait pas confisqué à son profit ? 

Si  la  politique  communiste  était  une  politique scientifique,  comme  le revendiquait  le  Parti,  il convenait de partir de prémisses certaines. Il suffisait de posséder un concept rudimentaire du fascisme  pour  juger  de  l’ineptie  proférée.  Elle invalidait  toute  une  politique!  Si  De Gaulle  était un fasciste, ma famille, qui s’était  reconnue  dans la  France  Libre,  participait  du fascisme.  On  ne pouvait plus distinguer entre Résistance et Collaboration.  Il  n’y  avait  plus de  jour  à  quoi opposer  la  nuit!  Il  y  avait  partout  également  la nuit  et  la  peur.  Futurs professeurs,  bons  élèves par  conséquent,  mes  camarades  ne  protestaient pas.  Je demandais  la  parole.  Je  parlais  suivant mon sentiment. Le secrétaire de section cita L’Humanité et les directives. Convaincus, mes camarades se tournèrent vers moi, accusateurs. Je refusais l’autocritique et quittais le P.C.F.

Les Événements

La  Sorbonne  avait  été  fermée  le  3  mai  68.  J’étais sorti,  le  6  mai,  de  la  Fnac  Odéon nouvellement créée Boulevard Saint-Germain. Je m’étais reposé.  Le  poids  était  considérable. J’avais  repris ma  marche  vers  la  place  de  la  Sorbonne.  Les passants  se  faisaient  de  plus en  plus  rares,  de plus  en  plus  pressés.  Des  gens  couraient  en  tous sens  comme  affolés. Des  cris,  mais  plus  bas  vers la Seine. Au pas de course, des uniformes bientôt. J’écarquillais les yeux sans les voir. La rue s’était vidée.  J’étais  parvenu  à  la  hauteur  des  Presses universitaires de France. Quel important fallait-il laisser  passer?  À  qui  devait-on  céder  la place? Infranchissable,  un  mur  humain  barrait  l’entrée de la place de la Sorbonne noire de monde contrairement à l’habitude. Me ranger, je me mettrais sur le côté,  pensais-je.  La  rue était  vide en  son  centre,  mais  je  sentais  que  le  vide  n’était que provisoire, et, comme tel, sujet de perplexités et bientôt d’inquiétudes. 

Arrêté  soudain  devant  moi,  un  CRS  se  penchait vers  le sol comme pour mieux voir, le mousqueton  ne  demandant,  semblait-il,  qu’à  se libérer  de  l’épaule  et  à  choir,  mais  vers  quoi? Une  quarantaine  très  épaisse  sous  le  casque,  les sourcils broussailleux, les dents féroces, salivant: je me trouvais sans le savoir devant ce que déclineraient bientôt les affiches de l’École des Beaux-Arts.  Bras  tendu,  index  pointé,  sanglier s’apprêtant à charger!  L’objet litigieux, cette valise noire que je tenais à la main, m’était soudain révélé. Deuxième rencontre avec la CRS, la  première  quelques  mois  auparavant  au  sortir de la bibliothèque Sainte-Geneviève, traité de « raton »  à  cause de mes cheveux bouclés bruns, ce que je corrigeais immédiatement en un « raton d’honneur » qui  fit  hausser les épaules. Vite expédié, un coup de crosse réduirait-il en miettes le précieux, et, de longtemps convoité, électrophone stéréo dont je venais de faire l’acquisition en y engloutissant la presque totalité de mes premiers émoluments? 

Cette grosse mallette à grande peine préservée de la bousculade les minutes précédentes, était-ce la bombe qui justifiait son auscultation hargneuse? «C’ est quoi? » avait grogné l’individu. « Un électrophone Dual !@nbsp;» avais-je répondu. Sans doute avait-il  déjà  vu  un électrophone Teppaz, mais c’était la Rolls Royce de l’électrophone et ce matériel sophistiqué ne lui était pas connu. Étrange objet,  innocence  suspecte!  Il me paraissait très âgé,  harassé par le service, engoncé  dans  un  uniforme  trop  étroit  pour  sa corpulence. Sans doute avait-il un garçon de mon âge  et  pouvait-il  l’imaginer  à  ma  place.  Le  lourd fusil ne fracassa pas d’un coup de crosse l’appareil dont j’entendais déjà la musique. Nouveaux grognements, l’individu s’était éloigné,  tandis que  retentissaient  autour  de  moi des  détonations  suivies d’uniformes  chargeant un bâton à la main.

Une  foule  toujours  très  dense.  Impossible  de  s’y fondre  et  de  s’y  frayer  un  chemin.  Vers où?  Les rideaux de fer étaient tirés. Toutes les rues étaient bloquées,  remplies  de  monde jusqu’à  saturation. Des fumées s’élevaient de la chaussée,  des mouchoirs se pressaient sur les bouches, on toussait autour de moi, plié en deux. Introuvables, inouvrables comme barricadées, les portes  cochères.  Deux  ou  trois  passants ahuris. Nous trouvons refuge sur le porche, grand comme un  balcon,  des  Presses  Universitaires  de France situées à l’angle du Boulevard Saint-Germain et de la place de la Sorbonne. 

Top  au  carrefour  de  l’Odéon,  la  camera  est  dans la  rue!  Se  voir  agir  au  moment  où  l’on agit.  La Révolution en direct! Plus importante que l’événement  réel,  l’image  fabriquée  et servie  sur les  chaînes  d’information,  déversée  en  direct  par les transistors de la guerre d’Algérie. Se voir agir au moment où l’on agit. Des vêtements, des livres,  jusqu’à  des chaussures,  perdus  ou abandonnés au milieu de la rue et sur les trottoirs. Moi, je l’observe soudain, je suis le seul à  m’être  aventuré  sur  le  Boulevard  avec  un  si encombrant, volumineux  et  lourd  objet  que  je peine  à  transporter.  De  nouveau,  la  rue  est  vide. Comme  une  trêve?  S’échapper  s’il  est  encore temps! Aucun doute, l’œil ennemi sera immédiatement attiré par ma mallette. Électrophone et porteur subiront la violence de la charge. S’échapper par la rue Victor Cousin. Plus que  de  la  nervosité,  de  l’affolement!  Des gens qui ne savent pas où aller, vers où se diriger, qui refluent le long des murs, qui voudraient s’abriter  dans  les  immeubles,  qui  se  précipitent sur  les  portes,  qui  ont  le  sentiment  d’être pris dans  une  nasse  et  condamnés  à  subir  la  charge prochaine. 

Je me débats, je me faufile, protégeant mon lourd matériel  dont  le  poids  m’oblige  à multiplier  les haltes. Bruits contradictoires. Le métro est fermé. De toute façon, Odéon est inaccessible. Je remonte.  En  arrière  de  la  bibliothèque  Sainte-Geneviève, le dédale m’est connu. Cardinal-Lemoine. Je dépose mon électrophone sur le quai. Sauf! La radio est allumée. Il n’est bruit que de  la  grande  manifestation  à  la  maison.  On  me regarde,  ahuri!  Ce  que l’on  appellera  « La  nuit des  Barricades »  a  commencé.  « Comment  as-tu pu avec cela? » me demande-t-on, le doigt pointé.  « Nous  espérions  que  tu  n’y  étais  pas! » Incompréhension et stupeur. Aucun blâme: mon père était gaulliste, mais applaudissait mon frère prenant  la parole  dans  les  amphis  de  Nanterre, ma  mère  dénonçait  l’autoritarisme  du  régime, mais n’aurait  pas  imaginé  de  protester  dans  la rue. 

J’avais manifesté, après avoir appartenu aux comités Vietnam de base, avec les étudiants communistes contre la guerre américaine au Vietnam. Nous nous étions découverts le lendemain  à  l’entrée  du  réfectoire,  secrètement ravis,  derrière  les  banderoles,  sur  la première page  de L’Humanité.L’occasion  recherchée  du face-à-face  avec  les  forces  de l’ordre  était  devant moi. Comment l’ignorer? Trop soudainement arrivée pour imaginer qu’on l’a recherchée! Bouche devant bouche, regard cherchant le regard, soudain animé par la force de tous, soudain incapable de penser: danger, risque, coups,  blessure,  hôpital,  habité  par  un sentiment d’invulnérabilité  débordant  d’amour  pour  ceux que  la  Cause  rassemble,  hurlant emporté  par  les cris unanimes. Cette ivresse pugnace, ce sentiment  d’invincibilité  né  du nombre  de  ceux que  coalise  la  même  indignation,  ce  plaisir  rare, je l’avais déjà goûté. Il m’avait rendu désireux de refaire l’expérience des émois partagés et du renoncement  à l’individuation  dans  une  toute-puissance rare. Et voilà que j’apprenais que j’avais  assisté sans  la  voir  à  la  première  grande manifestation  et  aux  premières  charges  menées Boulevard Saint-Michel et  que  pas même témoin,  j’y  avais  paru  sans  faire  corps  avec  la manifestation. Quelle sottise cet électrophone Dual avec ses deux haut-parleurs! Je savais maintenant  où  me  conduisaient  mes  penchants. Mon  autocritique  était  prête.  Je  pensais « société de consommationénbsp;» là où mes camarades pensaient « Révolution ». Le petit bourgeois s’était démasqué! 

Non  sans  éprouver,  malgré  la  lecture  du Coup d’État permanent de François Mitterrand paru en 1964,  quelque  gêne  devant  certains  slogans  ou mots d’ordre antigaullistes -je restais reconnaissant au Général d’avoir fait barrière, en 1961-1962,  à  la  guerre  civile menaçante  et  de nous avoir évité, à nous qui voyions avec inquiétude  se  rapprocher  l’heure de  partir  en Algérie participer à la « sale guerre » -je manifestais contre la Cinquième République-Pompidou. Je criais « Dix ans, ça suffit », « À bas la  censure »,  « Libérez  nos camarades »,  mais, informé  des  réalités de  la  SS,  je  refusais  de  me joindre  à  ceux  qui criaient  « CRS SS ».  Sans  goût pour les affrontements violents, pensant qu’il n’y a  pas  d’autre révolution  possible  que  la  réforme, craignant  quand  dégénérait  la  manifestation,  de me retrouver  piégé,  je  la  quittais  par  une  rue adjacente. 

Des  États  généraux,  de  la  mi-mai  à  la  mi-juin, ponctués de prises de paroles parfois véhémentes (du  genre:  D’où  parles-tu?)  censées  discréditer la  parole  de  l’orateur, réunissaient  étudiants  et enseignants dans les facultés occupées  et discutaient, de manière souvent interminable, de l’autonomie  des  facultés  par  rapport  au  pouvoir politique, de la transformation des universités en centres de contestation permanente de la société, de la démocratisation et de l’ouverture aux travailleurs  de  l’université,  de  la  cogestion,  du paritarisme des organes de décision et de gestion, de  la  fin  du  « mandarinat »,  de l’articulation de l’enseignement et  de  la  recherche,  du  contrôle continu  en  remplacement  des  examens et  des concours, de l’autorité enseignante et de la contestation des méthodes pédagogiques traditionnelles engendrant la passivité. Les soixante-huitards demandaient la suppression des lieux de reproduction  de  l’élite  intellectuelle et  des  modalités  de  sa  sélection  au  nom d’une aspiration égalitaire. Bien qu’il soit difficile de s’y faire  entendre,  ceux  qui  occupaient la  tribune  ou avaient obtenu la parole dans l’amphi, ayant tendance à la conserver le plus longtemps possible pour empêcher les autres de la prendre, je participais aux AG, vite gêné cependant par le caractère décousu des discussions.

On  réfléchissait  dans  les  Grandes  Écoles  sur  la liberté  d’expression,  les  enseignements  et le  rôle de l’université dans la société. En assemblée générale  à  Ulm,  on  travaillait  dans  les locaux occupés en critiquant la formation de l’élite par la voie de CPGE au recrutement intellectuel et social contestable, à la refonte du statut de l’École. Des Instituts  de préparation à la recherche et à l’enseignement supérieur recrutant après la maîtrise des étudiants se destinant uniquement  à  la  recherche  et  à  l’enseignement supérieur devraient remplacer l’ENS qui recrutait  par  concours  parmi  les  étudiants  entrés en  CPGE.  Contestation, autogestion  qui  met  en cause  la  hiérarchie  des  fonctions  et  des  salaires, les conditions de travail et la  répartition du pouvoir dans l’entreprise et autonomie qui fonde l’autogestion, résumaient le projet de réforme des universités.

L’ENS de Saint-Cloud était assez loin, géographiquement  d’abord,  des  événements  qui touchaient la Sorbonne et Nanterre. Assez tardive l’onde de choc produisit ses effets sur les élèves internes quand le personnel s’étant mis en grève,  le  restaurant  avait  fermé.  Les  maoïstes s’étaient  installés  au  rez-de-chaussée  du  nouvel internat  Pozzo  et  y tiraient  des  tracts  sans  que grand monde ne s’en inquiète. Tout rouges d’avoir défié  les CRS, pris violemment à partie les « sociaux-traîtres » et respiré les gaz lacrymogènes  à  Flins,  les « maoïstes » se  ruaient sur les journaux pour découper leur photographie  au  premier  rang  des  manifestants. Les activistes gauchistes, avec  parmi  eux  des petits-bourgeois  intégrés  scolairement, mais habités  par  la  révolte,  venaient  mettre  les  pieds sous  la  table  rue  Pozzo  di  Borgo  et  tempêtaient, spoliés,  contre  les cuisiniers,  qui  avaient fini  par se mettre en grève à leur instigation pour paralyser l’institution. Tarzan, qui avait appartenu  à  la  branche militaire  des  Comités Vietnam de base, portait la fureur et la fougue de la jeunesse  inscrite sur son visage. Pierre Boismenu (67, L), futur établi en Corrèze, Patrick Thierry (67, L) et d’autres, une dizaine de militants  UJCml  et  une  vingtaine  à  peu  près  de sympathisants plus ou moins actifs, donnaient de la  voix  contre  les  communistes  accusés  de  trahir la classe ouvrière  et attaqués dans leurs « forteresses ouvrières ». 

Dans  un  monde  politique  ou  syndical  débordé, mesurant mal l’enjeu et ne sachant comment « récupérer »  la  contestation ou lui mettre  fin  en sortant de la crise « par en haut », la CGT développait deux stratégies:  une  première,  de revendication quantitative, une deuxième, inspirée  du  guesdisme,  de  prise  du  pouvoir  par la  voie  parlementaire  qui  obligeait  à construire une  alliance avec  les socialistes. Le Parti communiste  s’était  assis  à  la  même table  que  les dirigeants  patronaux.  On  parlait  de  collusion  de classe ou de social-démocratisation du Parti. S’ils n’avaient  pas  freiné  les  grèves,  les  communistes les avaient suivies, réticents. Ils invitaient à reprendre  le  travail  après  les  accords  salariaux. Accusé d’avoir  sabordé  la  Révolution,  le  PCF  se voyait  disputer  le  contrôle  des  masses  par  les gauchistes  venus se mettre à l’écoute des immigrés  du bidonville de Nanterre, censés représenter  l’avant-garde. Luttant pour la prééminence,  les  bandes  rivales,  communistes, trotskystes et maoïstes, rivalisaient  d’excès verbaux quand ils n’en venaient pas aux mains. 

Vendeurs de Rouge, les militants gauchistes traitaient d’usurpateurs les militants communistes,  qui  démarchaient L’Humanité à  la porte du réfectoire de l’ENS. Bien qu’ayant pris le Parti  en  flagrant  délit  d’erreur  ou  de  mensonge historique,  poussé  par  une  colère aussi  subite qu’irraisonnée,  je  fis  le  coup  de  poing  contre  un vendeur  de Rouge.Il  avait balayé  de  la  main  et jeté par terre les numéros de L’Humanité déposés sur  la  table.  Cette brusque  colère  démasquait-elle, comme le crièrent les gauchistes, le fasciste? Je n’avais pas d’origine prolétarienne. J’étais, comme on le disait rue du Colonel  Fabien,  un petit-bourgeois venu au Parti sur la base d’une option intellectuelle. Un élément, qui retomberait à  la première  radicalisation,  du  côté  de  la  petite bourgeoisie exploiteuse et féconde en fascismes.

L’ENS  de  Saint-Cloud  a-t-elle  joué  un  rôle  dans l’événement? A entendre les gauchistes de retour  de  manifestation,  on  pouvait  le  croire, mais  ne  faudrait-il  pas,  pour  l’École  aussi, se rallier  au  jugement  négatif  porté  par  Althusser sur le rôle qu'aurait joué Ulm?  L’ENS de Saint-Cloud était « un pôle de réflexion LCR, mais pas un  centre  actif  du  mouvement de Mai dont les activités se passaient ailleurs à Paris, à Nanterre ou à Boulogne par exemple » note Denis Ballini (67, S). D’abord débordée et tâchant surtout d’interdire l’entrée à ceux qui étaient extérieurs à l’École, l’administration ne s’est véritablement émue qu’après la défenestration  des  objets  de culture  bourgeoise  (piano,  chaîne  et  téléviseur) par  maos  et LCR  mêlés,  ce  qui,  observe  encore notre camarade, les a coupés d’une grande majorité d’élèves atteints dans leur culture». 

Mai m’avait surpris, bien qu’ayant senti que quelque chose -mais  quoi? -se  préparait  à Nanterre, alors que je vivais avec un plaisir grandissant  une  vie  de  normalien:  se  rendre  en cours, s’attarder à la bibliothèque du pavillon de Valois  pour  se  laisser  absorber  par  sa lecture, fenêtre  ouverte  sur  les  grands  arbres  du  parc,  se rendre  au  gymnase où  officiait avec  une  bonne humeur et une gentillesse inaltérable le très populaire  « Bouts »  (Bouteiller), assister aux cours et TD de Nanterre, militer avec d’autres pour changer le monde et poursuivre d’heureuses  activités  amoureuses, quand ce qui semblait  n’être  qu’indigestion se révéla, analyses faites, une jaunisse peut-être gagnée lors des manifestations, mais peu aisément soignable avec son  menu  spécial  de  convalescent  à l’ENS.  Je revins  chez  mes parents installés à Viroflay et y passais, assez désœuvré, la première  quinzaine de juin, l’oreille tendue vers les bruits qui montaient  de  la  route  nationale  reliant Paris  au camp de Satory ou collée au transistor, assis dans le jardin ou traversant les bois de Fausses-Reposes en direction  des  Étangs  de  Corot.  Je retournais, dès que suffisamment guéri, à l’École. L’ENS que j’avais connue remplie d’une turbulence  joyeuse,  était  un  lieu  morne  et  vide. Un mouvement qui s’étendait au pays tout entier, grève engendrant la grève, le secteur public d’abord,  l’entreprise  privée  ensuite,  les transports  en  commun  arrêtés,  les autos  cessant bientôt  de  rouler  faute  d’essence,  les  raffineries étant en grève, le silence impressionnant et redoutable, laissant augurer du pire, régnait dans les  rues  de  la  capitale  et  celles  de  la banlieue d’ordinaire noires de monde et remplies de bruits  de  moteur  et  de  klaxon,  était-ce cela  la Révolution  ?  Les  internes  provinciaux  avaient profité  des  derniers  trains ou litres d’essence pour  rentrer  chez  eux.  Était-ce  la  Révolution, cette émeute qui s'arrêtait le 31 juillet pour ne pas priver  de  vacances  les  travailleurs  ?  Nanti  d’un tout neuf permis de conduire, je pris le train pour Arcachon. Je sentis qu’en province, Mai 68 représentait surtout des débordements hors norme et que la vie continuait comme avant. 

Et après ?

Si  la politique avait occupé et occuperait encore les esprits à l’École, l’effervescence  avait été le fait des « politiques ».  D’autres,  qui  ne  s’étaient pas politisés ou radicalisés, se consacraient essentiellement  à  leurs  études  et  poursuivaient sur  la  lancée  des  classes préparatoires, non  sans s’intéresser au théâtre (l’Aquarium), se rendre au Cercle  culturel  ou découvrir, après  l’ascèse,  des horizons  sexuels  rapprochés.  A  l’exception  de heurts peu fréquents, mais violents avec les maoïstes avec lesquels aucun  dialogue,  aucune parole sensée n’était possible tant la force de leur conviction  contredisait  à  la  libre  parole  et  que je voyais, au surplus, rééditer, ne voulant rien connaître  de  la  dictature  maoïste,  l’aveuglement de la gauche intellectuelle devant les crimes staliniens,  j’avais  eu  de  riches  et  passionnants échanges avec professeurs et camarades. De nombreuses fenêtres s’étaient ouvertes devant moi, donnant un peu le vertige, mais stimulant la réflexion: qu’entendre exactement par autogestion, cogestion, participation, autonomie?  Le  respect  proclamé  de  l’individu, de son épanouissement personnel face à la société était très différent de cet  individualisme forcené qui  devait  sévir  dans  les  années  80  avec son goût pour la réussite   personnelle : nul n’imaginait que l’esprit libertaire accoucherait d’un  libéralisme  triomphant,  qu’à  un  individu s’oubliant  au  profit  du  collectif  succéderait  un individu  de  repli  sur  soi  et  de  désintérêt pour  la chose publique. Comment,  au  terme  de  ces  quelques  pages,  nepas  s’accorder  avec Pierre  Bergounioux  (69,  L) pour reconnaître avec lui que: « L’époque,  avec le recul, était effervescente, ingénue et c’est ce qui en fait, rétrospectivement, le charme. Ces années, pour moi  du  moins,  furent  une  fête.  On  était payé à ne rien faire qu’étudier, qui était tout ce à quoi  j’avais  aspiré  et  l’avenir  demeurait  chargé de  promesses -great  expectations.  Je donnerais tout  pour  retourner  là-bas  et  n’en plus jamais bouger! »

Michel Jamet (67 L SC), octobre 2019)


1. « Ulm accueillait de préférence les fils d’enseignants, de  bourgeois  cultivés,  des  professions  libérales,  des Parisiens.  Les  rares  ressortissants  de  la  périphérie  en étaient  bien  conscients!  Les  Cloutiers  étaient  issus,  en bien plus grand nombre, de la province, de plus basse extraction  et  avaient  passé,  pour  beaucoup  encore,  de notre temps, par les EN départementales. On  les reconnaissait  à  je-ne-sais-quoi  de  resserré,  d’effacé  qui tranchait  avec  l’assurance,  les  prétentions,  la  jactance des  Héritiers,  des  Parisiens.  Des  classes  qui  en  étaient excommuniées  depuis  la  nuit  des  âges  accédaient  à l’enseignement supérieur, à la culture lettrée avec tout ce  qui  s’ensuit.  Et  parce  qu’elles  étaient  porteuses d’aspirations  démocratiques  égalitaires,  leurs  rejetons s’engageaient  gaiement  dans  la  lutte  révolutionnaire. Ce n’était pas l’offre qui manquait! Il serait curieux de savoir quelle était précisément l’origine sociale de ceux qui  militaient  au  PCF,  à  la  GP,  chez les  trotskystes. Bensaïd occupait la thurne qui faisait face à la mienne et c’était un défilé ininterrompu de conspirateurs dans le  couloir!  On  trouvait  chez  les  Chinois,  des  grands bourgeois,  des  aristos  et  des  enfants  d’ouvriers,  de paysans, d’employés » (Pierre Bergounioux, 69, L).


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2019, n°2 .