Témoignage de Michel Jamet
Promotion 1967, Lettres, Saint-Cloud
Michel Jamet vers 1968. Archives personnelles |
De nombreux normaliens primaires ont préféré se présenter au nouveau concours des PEGC (le corps est créé en 1969) faisant ainsi l’économie, en restant dans leur région et en conservant leurs attaches, des trois années de Prépa nécessaires sans succès garanti pour se présenter au concours de l’École. Le recrutement populaire a en conséquence pratiquement disparu dans les années soixante-dix. Contrairement à Polytechnique, l’ENS n’avait pas de classement de sortie. L’agrégation constituait un moment crucial dans la scolarité des élèves. Même pour les normaliens, le succès n’était pas assuré. Le concours refermait, en troisième année, le cycle d’études de ceux qui avaient choisi l’enseignement secondaire et ouvrait, en quatrième année accordée sans difficulté, la scolarité étant de quatre ans à l’ENS, la voie de l’université ou de la recherche. Tendue presque à rompre entre les anciennes écoles normales et la recherche, éclatée entre différents centres, l’École, fondée en 1882, avait perdu son unité première. Congédier le passé pour se tourner vers l’avenir, reconstruire l’École sur un nouveau site, certains en caressaient déjà l’idée.
« Nous étions cent, nous ne serions plus bientôt que cinquante à prendre possession de ce lieu, disait Pierre Bergounioux (69, L), élève dans une khâgne de province, se rappelant les sentiments qui l’agitaient à la veille de passer l’oral d’admission. Cinquante auraient disparu, comme anéantis. Quelques-uns définitivement retombés dans les ténèbres dont ils avaient cru possible de s’extraire. Muets d’inquiétude, nous tenant par la main, nous étions rendus devant la porte de l’École pour chercher notre nom sur la liste. Sur le fil du couteau, tous admissibles, nous nous regardions. Ou j’allais redevenir ce que j’avais toujours été, un crétin rural, ou j’allais avoir la chance d’accéder au sens. Ou la signification de l’aventure à laquelle je me trouvais mêlé me serait révélée ou elle me serait refusée. Ou je reviendrais à l’inféodation et à la stupeur, ou je me hasarderais, assez innocent pour quitter mon bac à sable afin de rejoindre celui où s’ébrouaient, de l’autre côté du mur, les philosophes, à tendre, armé du concept, la main vers le sens enfoui dans l’épaisseur des choses. Tu fréquentes, me disais-je, en me pinçant pour m’assurer que j’étais bien là –et une étrange jubilation s’emparait de moi –l’endroit où s’élabore le discours vainqueur!
Quelles sacrilèges audaces allaient nous être permises! Les sceaux de plomb apposés sur la porte allaient céder. J’étais d’une heure et d’un lieu qui étaient sans légende, d’une région où la misère était si grande que l’on était privé de l’accès au domaine que Descartes tient pour fondateur de l’humanité même! Les Parisiens dont tu étais, ont le monopole des moyens symboliques de salut. Les ilotes ne savent rien de ce qui les concerne et ne peuvent en conséquence avoir des lumières sur ce qui se passe sur terre! En se dissolvant la société agraire laissait une certaine liberté à ceux qui lui étaient inféodés. Écrire pour libérer les miens de l’interdiction dont ils étaient frappés, et, d’abord, ces livres que j’aurais aimé lire sans pouvoir les trouver, c’est ce qui m’a mis la plume à la main ».Son corps s’y transportait. Il y avait son lieu. Dans ce bâtiment ou cet autre, peu lui importait. Leur conformation, leur allure extérieure, Pierre n’avait pas pris le temps de les considérer, il n’avait eu d’intérêt que pour la distance à parcourir de la librairie Malebranche à sa thurne, mensuellement chargé de deux cabas invariablement remplis par quarante livres sentant la colle fraiche et représentant la quasi totalité des émoluments reçus. Partout où s’accomplissait le travail de la pensée, là était l’École. Cette conviction faisait sa force.
Ma famille possédait une maison à Viroflay. Nous prenions le train à la gare Saint-Lazare pour nous y rendre en week-end. Ma grand-mère avait fait encadrer une petite peinture où j’avais représenté le train sortant du tunnel de Saint-Cloud. Grand pêcheur, mon père se dirigeait vers les étangs de Corot à Ville-d’Avray. Ma grand-mère m’emmenait en promenade dans le parc du château de Versailles. A Saint-Cloud, comme partout ailleurs dans la proche banlieue, la construction du chemin de fer, et, dans le cas présent, de la ligne Paris-Versailles en 1840, avait fait reculer les cultures et transformé le village en ville de villégiature qui partageait avec la banlieue Ouest les pavillons en meulières sur ses coteaux (parc de Montretout). Dans le parc admirablement peint par Watteau (L’Assemblée dans un parc) et Fragonard (La fête à Saint-Cloud) se tenait en septembre une fête foraine et se dressait, avant d’être incendié par les Prussiens, le château édifié par le duc d’Orléans où Napoléon Ier et Napoléon III avaient résidé.
De nombreux restaurants s’étaient installés dans le bas Saint-Cloud, à la sortie du pont du même nom et à l’entrée du parc qui abritait de nombreux pique-niques familiaux et un bal, le soir pendant la belle saison. Le long des rues en pente raide vers la Seine et des escaliers conduisant à la gare, s’étageaient, dans une atmosphère animée, pavillons, boutiques et petits immeubles. De grands ensembles proposant des appartements de standing et dominant le front de Seine étaient en construction au-dessous de la gare et pouvaient faire rêver les normaliens désireux de s’installer bourgeoisement! En 1974, le viaduc de l’autoroute fut achevé et longea le centre-ville. Il permit d’atteindre le tunnel de l’autoroute et de désengorger le pont de Saint-Cloud. La construction d’immeubles de bureaux sur la colline changea, comme je le constatais alors, la physionomie de la ville et fit disparaître les petits commerces, les restaurants et les guinguettes qui faisaient, à côté des belles villas, une partie de son charme.
Rue Pozzo di Borgo
Prévenu que les résultats ne tarderaient pas à être affichés, je m’étais rendu rue Pozzo di Borgo pour consulter la liste des admis. Très heureux d’être reçu, pragmatique plus que romantique dans mes réactions, je n’imaginais pas le devoir à l’histoire et à la géographie, où j’avais manqué de peu de caciquer, comme me l’apprirent mes notes, alors que, bien peu brillantes pour quelqu’un qui imaginait de poursuivre en philosophie, étaient celles obtenues dans cette matière et presque passables mes notes en français et anglais. Tout cela, appris en plein été, jeta un léger mais inquiétant trouble dans mon esprit et sans m’engager dans la voie d’une recherche des causes de cet insuccès, me conduisit à diriger mes pas vers Sciences Po, encouragé à cela par mon très libéral caïman Jean-Toussaint Desanti, qui trouva bon que je m’intéresse à Merleau-Ponty et à la philosophie politique lors de la réunion de section qui suivit la proclamation des résultats. Chacun se déclarait content d’avoir, grâce à son entrée à l’ENS, la possibilité de poursuivre des études solides et confortables, de conserver l’atmosphère militante de la khâgne, de créer un fructueux réseau d’amitiés et d’œuvrer à la réalisation d’une ambition professionnelle qui s’intégrerait dans le devenir national.
L’École, cela a d’abord été pour moi, habitué en Parisien aux architectures haussmanniennes et infiniment gâté par tout ce que recèle de beau la capitale, une résidence universitaire formée de bâtiments plus empilés qu’ordonnés le long de la pente dont le disparate m’avait frappé. La loge du concierge venait d’abord, sise en arrière de la grille d’entrée, suivie des locaux administratifs, des cuisines, du réfectoire dominant la Seine et Boulogne pour s’ouvrir superbement sur les édifices-symboles de la Ville-lumière, nous invitant, sans qu’il soit nécessaire de nous y pousser beaucoup, à prononcer, après tant d’autres, le « À nous deux Paris! ». Des étages de chambres réparties de chaque côté d’un large couloir, donnant les unes sur le jardin intérieur, abruptement pour les autres sur la rue Coutureau remplie du bruit ascendant de la circulation achevaient le bâtiment du vieux Pozzo, non sans lui donner l’allure d’un petit caboteur naviguant à quelques encablures des côtes.
Le ministère avait étoffé les promotions pour répondre aux besoins accrus en professeurs. L’École avait acquis des terrains, élevé une résidence universitaire, le «nouveau Pozzo» et réservé le pavillon de Valois aux cours et à la bibliothèque à laquelle on accédait sous les combles par un escalier en colimaçon aux marches craquantes. La vieille maison avait été désertée par les pensionnaires qui résidaient maintenant au « nouveau Pozzo ». On y suivait des cours, on y travaillait en bibliothèque. La Direction y possédait appartement et bureau. Ils ouvraient sur le parc de Saint-Cloud dont les Anciens se souvenaient pour y avoir passé des soirées mémorables. Les Fêtes galantes de Verlaine semblaient avoir été tout exprès inscrites au programme de l’écrit pour nous préparer à ses spectacles enchanteurs l’automne venu, quand, en amoureuse compagnie, nous respirions près des bassins, dans le jaillissement des jets d’eau, cet air de tendre mélancolie qui va si bien à la jeunesse. C’était le côté « parc ». «Côté ville », immeubles de bureau et quartier résidentiel poussaient à flanc de colline. C’était un autre monde, grouillant d’activités, de boutiques, de petits restaurants, auquel on accédait quand on descendait de la gare vers la Seine ou que l’on empruntait la sente qui débouchait en arrière de l’École sur le boulevard de la République pour se rendre à Nanterre.
Jeté perpendiculairement au fleuve, le parallélépipède de la nouvelle résidence inaugurée en 1963 ou 1964, au géométrisme sans attrait, égrenait dans le sens de la longueur ses quatre étages de chambres doubles. On n’avait sans doute pas imaginé l'intérêt qu'il y aurait à loger dans ce gaillard d’avant jeté à l’assaut de Paris une salle de conférence ou un auditorium panoramique où pourraient se dérouler les rituels qui ponctuent la vie de l’esprit. On s’était contenté d’y placer un ascenseur et les escaliers desservant les étages par des portes à doubles battants assez grinçantes pour que l’on entende leur cri dans tout le bâtiment. On avait jeté à la hâte, un passage couvert censé réunir l’ancien Pozzo et le nouveau. Un gazon rare entourait les dalles de ciment. Piétiné par ceux qui s’élançaient, protestant que le service s’achevait à huit heures précises, à huit heures moins une vers le pot, l’index déjà tendu vers l’horloge à l’adresse des Sioux (Le « X » hurlé!) récriminants. La démarche hésitante, la voix timide, quelques jeunes femmes précédées de quelques-uns de nos camarades franchissaient le seuil, créant des mouvements divers, ronchonnements protestataires, convoitise à peine voilée, simple plaisir d’humanité, parmi les garçons en charentaise et pyjamas relevant soudain leur nez plongé dans le bol de café au lait. Plus habillées, mieux maquillées, les mêmes ou quelques autres, venaient partager le repas de midi. Et la meute hurlante passée, restaurée, ré-engouffrée pour les ablutions matinales ou l’étude dans la résidence, le réfectoire desservi, les bâtiments retombaient dans le silence.
Par groupes de deux, cotylédons unis par le bloc douche-sanitaire, dressings, « les Propylées », nom que s’étaient acquis les commodités, les thurnes s’alignaient à l’étage. Murs militants jaune paille, faucille et marteau, Lénine, Trotski, Gramsci, Che Guevara et Mao en posters, dallage et lino bleu nuit dissimulant un inconfortable chauffage au sol, deux tables devant les fenêtres, deux lits surmontés d’une applique déversant une lumière conique, deux bibliothèques, grande était l’économie et triomphante l’architecture « studio » ! Une femme de ménage donnait un coup d’aspirateur et entretenait les toilettes. Les agrégatifs jouissaient avec l’accord de l’administration, d’une thurne seuls. D’autres profitaient, dans les parties les plus reculées de la résidence, d’un confort total et se créaient, utilisant les départs à l’étranger, un petit appartement de deux pièces. Plus de variété régnait dans l’ancienne résidence (une clinique psychiatrique à laquelle avaient été ajoutés des réfectoires et une intendance) qui possédait de grandes chambres, construite à la verticale de la rue Coutureau, la dominant de haut, mais disposant par-devant de peu d’espace de dégagement. Une ancienne villa rue Pozzo di Borgo abritait l’infirmerie et servait aussi de parking. Le réfectoire de l’ENS était infiniment meilleur que le restaurant universitaire de Nanterre. Outre l’attente à subir, nous n’y mangions pas à notre faim. Une minuscule saucisse de Frankfort au teint jaune sale que la moutarde avait du mal à faire passer, deux cuillerées à soupe de purée-minute. Heureusement, les camarades étaient là! Steaks imposants de qualité et de poids, frites surabondantes et cuites à point rue Pozzo di Borgo : nous avions hâte de rentrer à Saint-Cloud quand c’était possible!
Nous nagions dans une douce euphorie faite du sentiment de la liberté acquise. L’âge de la majorité, qui ne sera abaissé à dix-huit ans qu’en 1974, était encore fixé à vingt-et-un ans. Nous étions, donc, des élèves mineurs placés sous la responsabilité du Directeur. Le régime de l’École, très libéral, ne surveillait pas les allées et venues et fermait les yeux sur les incursions féminines. Connu pour inviter « les amateurs de galipettes » à passer le pont de Saint-Cloud avant de s’y livrer, Henri Canac, directeur-adjoint, bourru et bon qui assurait la continuité au-delà des changements de directeur, nous avait fait les recommandations d’usage. Nous disposions,avec la thurne, d’un espace personnel, d’autant plus appréciable qu’était petit l’appartement familial, d’une liberté d’aller et de venir loin des restrictions habituelles à cet âge, d’une indépendance financière et, last not least, de la possibilité de regarder la télévision, chose encore rare. J’acquis en 1973 mon premier téléviseur. Il n’y en avait pas chez moi en 1967-68. Nous étions véritablement « scotchés à l’écran » chez ceux qui en possédaient un. Le présalaire substantiel -mes parents avaient dû m’émanciper pour que je puisse le toucher -faisait de nous, encore si jeunes, des gens plus fortunés que ceux qui nous servaient au réfectoire et nous permettait d’accéder à un statut d’adulte avant l’âge légal. Nous pouvions aussi envisager d’enrichir le trousseau numéroté que nous avions apporté le jour de la rentrée de pièces de vêtement neufs à la mode, de sortir au cinéma, au théâtre ou au concert sans trop compter, de voyager plus ou moins loin, de prendre des leçons de conduite et d’économiser pour acheter une voiture.
On quittait la résidence à pied pour suivre les cours quand on ne se dirigeait pas en voiture vers Nanterre auquel était affecté la banlieue Ouest, Paris compris. Un grand et solide gaillard qui avait du mal à se loger à bord possédait une NSU Sport Prinz de couleur jaune. La voiture avait de fortes et soudaines accélérations et un freinage puissant qui projetait vers le tableau de bord. Départ sur les chapeaux de roue, virages pris à la corde, conduite rallye par tous les temps et en toutes circonstances, vive la philosophie! à la limite de la sécurité et de l’adhérence, étaient la règle. On se déplaçait, piéton, à flanc de colline, on longeait d’abord des murs élevés, on débouchait dans un pré bordé d’acacias. Devant nous s’étendait, ruban brillant, la Seine, puis, un peu plus loin, Boulogne et Paris. Soudain happé par le siècle, on s’élevait par un escalier au-dessus du tunnel de l’autoroute de Normandie. On descendait, par un deuxième, vers les laboratoires de sciences physiques du pavillon d’Artois, propylées au fond desquels se dressait, meuble compact avec ses trois étages en pierres de taille et sa toiture Hardouin-Mansart, le Pavillon de Valois, heureux rescapé de l’incendie du château. N’étant pas soumis à la clepsydre, nous pouvions descendre, les cours suivis, en ville prendre un verre. L’hôtel de ville était une solide construction « Troisième République », l’église Saint-Clodoald (qui avait donné son nom à la ville), romano-gothique agrandie et modifiée plusieurs fois, abritait une descente de croix du peintre local Gaston Latouche et retraçait dans son chœur des épisodes de la vie du saint dont elle portait le nom. La chapelle de l’hospice de la reine Marie-Antoinette était une petite merveille néo-classique. L’ancien couvent des Ursulines, où étaient stockés jusqu’en 1978 les archives du ministère des Finances, méritait le détour comme la villa Années Trente du pharmacien collectionneur qui deviendrait le musée des Avelines.
Étudier à l'ENS
Des anciens d’Ulm professaient à l’École. Notre caïman, Jean-Toussaint Desanti, surnommé Touki par Dominique son épouse, élève de Cavaillès à Ulm, caïman d’Althusser, était un philosophe des mathématiques. Il arrivait à l’École en Mercedes, allumait sa pipe, entamait le cours qu’il avait préparé ou tirait un livre de son cartable et suscitait notre admiration en commentant de chic un texte grec, quand ce n’était pas Galilée dans le texte italien. Il invitait les élèves qui s’orientaient vers la philosophie des sciences à suivre, par souci « d’ancrage dans la positivité », une discipline scientifique de leur choix. Il avait appartenu, pendant l’Occupation à un réseau, avait passé des documents, caché des juifs avant d’adhérer au Parti communiste. Il se promenait, selon la rumeur, dans les couloirs, un revolver dans la poche, toutes choses qui faisaient de lui « un patriote corse »!
Martial Gueroult, lui aussi sorti d’Ulm, dictait le brouillon de ses livres dans une langue parfaite. Grand et beau vieillard de quatre-vingt-cinq ans d’une infinie courtoisie et d’un savoir immense, il stupéfiait les jeunes gens que nous étions. Spécialiste du dix-septième siècle, bon connaisseur de la philosophie classique, Hegel y compris, il professait au Collège de France. Il avait une pensée personnelle et soutenait que l’ensemble des systèmes philosophiques est fermé. Alexis Philonenko, qui ne sortait ni d’Ulm ni de Saint-Cloud, traitait de Nietzsche et de Hegel. Spécialiste de Fichte, il abordait d’un point de vue rationnel l’idéalisme allemand.
Nouvel assistant à l’ENS, Bernard Besnier était aussi disgracié que Sartre dont il copiait les manières. Il fumait des Boyard qui s’éteignaient sitôt allumées. Il nous recevait, la nuit tombée, dans un intérieur envahi par les livres que traversait au petit matin, soudaine et frileuse apparition, une très jolie femme en nuisette.
C’était un spécialiste de la philosophie des sciences humaines et de la philosophie grecque, qui rendait Plotin accessible. Il s’intéressait aussi aux papyrus de Pompéi. Il nous expliquait Ricardo et Adam Smith. N’écrivant pas, il n’épargnait pas de ses sarcasmes les faiseurs de livres. Camille Pernot nous préparait à la grande Leçon et aux explications de texte. Grand, sérieux, assidu, il était toujours impeccablement habillé « Troisième République ». Il possédait une pensée élégante aux références classiques délicatement ciselées. Alexandre Matheron expliquait Spinoza en triomphant d’un tic qui lui ravageait la mâchoire. Gabriel G. Bès et Oswald Ducrot étaient venus présenter la linguistique. Les philosophes cloutiers jouissaient d’une grande liberté d’études. L’année de l’agrégation, des auditeurs libres, choisis sur dossier, complétaient l’effectif sans bénéficier des mêmes conditions matérielles que celles des élèves-professeurs.
Ulm avait eu Bergson et Sartre, elle n’avait plus eu d’inventeurs de systèmes, mais des « philosophes à la mode ». Aucun grand philosophe ne provenait encore de l’ENS de Saint-Cloud qui avait de grands historiens. Professeurs d’histoire à l’École ou historiens sortis de celle-ci développaient des problématiques inspirées de l’École des Annales ou situées dans une perspective Duby-Labrousse. On donnait de l’importance au social, même en histoire de l’art, sans cependant tout y réduire. N’oubliant pas que les visions du monde influent sur les conduites, que les religions constituent des englobants et doivent être insérées au même titre que le social, les professeurs d’histoire à l’École et les historiens formés dans celle-ci (Pierre Goubert, 1956; Daniel Roche, 1956; Jean-Louis Biget, 1957; Michel Vovelle, 1953; Jean Jacquart, 1947) et les « jeunes » (Jacques Chiffoleau, Joël Cornette, Dominique Kalifa, Jean-Noël Luc) ne détachaient pas les phénomènes étudiés de l’histoire globale.
Nous pouvions, toutes promotions confondues, suivre des séminaires ou entendre des conférences. Nous étions, tous, dans une grande admiration devant le savoir de nos professeurs, leurs compétences oratoires et l’amitié qu’ils nous vouaient, comme l’écrit un camarade (Paul Fournel, 68, Lettres) écoutant, en avril 68, Pierre Barbéris parler d’argent chez Balzac en évoquant un monde, celui de l’écrivain qui est encore le nôtre: « Je le regardais aller et venir sur l’estrade. Il était le modèle parfaitement acceptable de grand professeur, de ceux qui comptent, de ceux qui étudient encore, de ceux qui publient et que les étudiants recherchent. Les planches de l’estrade grinçaient discrètement sous ses pas. Tout était là assez ancien pour avoir une allure d’immutabilité, d’éternité, celle du savoir sans doute et de la transmission à coup sûr ».
Les activités syndicales et sportives auxquelles présidait « Bouts », qui vantait les bienfaits de la gymnastique après le petit-déjeuner, étaient un moyen de nouer des connaissances permettant d’obvier au cloisonnement disciplinaire. Le bal annuel de l’École dans les intimidants salons dorés de la Sorbonne réunissait élèves et anciens élèves. C’était l’occasion de saluer professeurs et anciens professeurs de classes préparatoires. J’y conversais, accompagné de la toute belle en robe du soir bleu-nuit, avec Maurice Caveing, mon professeur de philosophie en Terminale au lycée Henri-IV et son épouse, créole d’une grande beauté et d’une exquise conversation.
Saint-Cloud quotidien
J’avais pour cothurne Gérard Hugonie qui m’abandonnait, le week-end pour s’occuper de scouts, me donnant ainsi la possibilité de recevoir, dans la grande et belle chambre du vieux Pozzo où je venais de déménager après de longues recherches. Où découvrir un abri propice quand nous rentrions accompagnés ? Il faisait trop frais pour s’allonger sous le grand cèdre qui poussait devant l’entrée de la résidence. On risquait d’y être surpris en pleine action. Nous avions aperçu au sommet des marches une de ces femmes réputées donner du plaisir, en grande tenue, bottes noires à haute encolure, collant argent, mini-jupe carmin, cuir noir ou pull ajusté ne laissant rien à deviner quant à la consistance et à la fermeté de la poitrine. Visage anguleux à l’abondant cheveu roulé en chignon et traversé par une épingle d’or, elle découpait dans la nuit pâle de gel sa silhouette en contre-plongée sur le perron de la résidence dans une pose digne du Crazy Horse! Un de nos camarades maltraité, la rumeur en courait, insistante, dépensait pour elle tout son traitement sans que le désir lui vienne de le payer de retour en abandonnant son métier pour vivre avec lui. L’imagination serait sans doute venue à notre secours dans le gymnase -il n’était jamais fermé pour permettre aux agrégatifs de se détendre -dont le fond était rempli de tout un peuple de poutres, de chevaux d’arçon, de cordes et autres matériels servant à muscler, n’eut été la détestable odeur de transpiration qui en émanait, inondait les tapis de sol et un respect peut-être tardif pour la jeune personne qui nous suivait. Restait, dernière halte avant le petit hôtel, à prier son cothurne, bouteille de porto et de whisky à la main, de nous céder la place, avec promesse d’en faire autant, s’il se trouvait dans la même urgente situation!
Quelques « figures » mettaient de la couleur et de l’animation. Un Guerrier du sculpteur Bourdelle, Tarzan(67, L), futur lecteur assidu de Machiavel,menait « la horde sauvage » des maoïstes. Demeuré six ou sept ans à l’École, un autre condisciple défrayait la chronique. C’était un plaisir de curiosité de lui rendre visite dans sa bi-thurne où, cigare à la bouche, il trônait, l’œillet à la boutonnière, vêtu d’une chemise de couleur, la moustache conquérante, l’œil bleu acier, barbe et cheveu brun réunis en chignon derrière la nuque, les pieds nus, assis sur une petite estrade dans des volutes de fumée parfumée. L’administration, cherchant en vain une place libre, lui avait affecté un nouveau. Il s’était présenté accompagné de sa mère. Il en avait fallu de peu qu’elle ne se signe en découvrant les posters qui recouvraient les murs. Nus peu académiques ou moins « artistiques » encore des calendriers de garagiste alternaient avec les grandes figures révolutionnaires. Incapable de supporter le côté « out of date » et sans doute complexé du jeune « thala », manquant de le défenestrer pour inaptitude, il l’avait jeté dehors le lendemain! Se rendant, à grands pas, au pôt et découvrant à l’entrée du réfectoire la table recouverte d’exemplaires de L’Humanité et les mains militantes qui se tendaient pour l’acheter, il jetait, gouailleur et pince sans rire, pour voir la mine des surpris la main dans le sac: « Et en plus, cela (qui n’était pas précisé) me causerait une jouissance sexuelle! ». Le COCU (comité culturel), présidé par un historien, François-Charles Mougel avait invité Dali, qui s’était présenté, fidèle à son personnage, avec moustache et canne à pommeau d’argent. « J’ai souvenir, note Pierre Dargelos, d’avoir assisté à la prestation de Salvador Dali qui, venu avec sa muse Gala, m’a bien réjoui de son délire d’Avida Dollars et de la gare de « Perpignannn » en faisant crépiter les syllabes de ses réponses aux questions posées, sans que l’on puisse savoir s’il était gros malin, vieux fou ou prestidigitateur, ou les trois à la fois, tant son débit étrange roulait d’images incongrues qui, j’imagine, valaient aussi leur pesant d’or. Plus tard, en Catalogne, j’ai vu ses œuvres, ses montres molles, ses dessins qui, de toute évidence, comme Gaudi, relevaient d’un inspiré hors norme ».
En toute vers Nanterre
Une équipe de « jeunes professeurs » de philosophie enseignait à Nanterre devenue autonome après avoir été une succursale de la Sorbonne: Jacques Merleau-Ponty en épistémologie, Paul Ricoeur qui enseignait de manière passionnante l’histoire de la philosophie, Emmanuel Lévinas, Jean-François Lyotard, spécialiste à l’époque de la phénoménologie, l’esthéticien Mikel Dufrenne, Clémence Ramnoux, spécialiste de philosophie grecque. De la pluie, de la boue, des ornières, automne et hiver 1967. On traversait en voiture le bidonville. Un chemin de terre grossièrement empierré prenait la suite à la route goudronnée. On garait sur les terrains vagues issus de la démolition des bidonvilles ou dans les espaces battus par les vents séparant les bâtiments universitaires en gestation. On accédait à travers boue et planches au café qui jouxtait les parkings improvisés remplis de voitures jetées plus que garées, où il était parfois difficile de retrouver la sienne si l’on avait oublié de prendre des repères!
Des pancartes hâtivement peintes signalant la destination des édifices se balançaient sur le ciment brut de décoffrage. Des escaliers sans garde-corps conduisaient aux étages dans une odeur de maçonnerie en train de sécher. Un fouillis de fils et de câbles menait aux salles de cours. Autoritairement inscrits pour décongestionner Assas et la Sorbonne, Auteuil et Passy s’aventuraient dans la boue avant de participer aux AG, aux sit-inset aux manifestations. Jupe plissée, collant, veste ou cardigan, sac en bandoulière, foulard et imperméable, cheveux impeccablement coiffés, rimmel et fond de teint, on se serait cru, vite détrompés cependant par l’architecture dénuée de fantaisie et l’éloignement banlieusard, au carrefour de l’Odéon. Nous longions, le cours achevé, des bâtiments en émergence, nous sautions de flaque en fondrière, nous évitions décombres et déblais, nous contournions des palissades. Parvenus sur le remblai de la voie ferrée, nous gravissions les marches de la gare provisoire de Nanterre-La Folie bien nommée! On retrouvait gare Saint-Lazare l’animation de la ville et la complicité des cafés.
La demande de libération des étudiants interpellés lors des manifestations contre la guerre du Vietnam, la revendication de la liberté de circuler, c’est-à-dire, de la possibilité pour les garçons de se rendre dans la chambre des filles à la résidence universitaire avaient lancé le Mouvement du 22 mars. Action directe (occupation de l’étage du bâtiment administratif où siégeait le Conseil), démocratie directe (Assemblées Générales ouvertes à tous), provocation (happening, prises de parole sauvage, interruption des cours, contestation de toute autorité, même symbolique, critique du contenu des enseignements et de leur mode de délivrance) étaient les mots d’ordre du Mouvement, dont Daniel Cohn-Bendit, rendu célèbre par son interpellation du ministre Missoffe venu inaugurer la piscine, était une des figures marquantes. Un « Jouissez sans entraves » tagué à l’aérosol dans l’ascenseur du bâtiment des Sciences humaines manifestait l’influence de Reich et de Fourier. Pull à col roulé, chemise ouverte ou fermée par une cravate et pull, blouson, veste ou manteau, jean pour les garçons, jupe ou pantalon, pull ou chemisier sage pour les filles étaient indifféremment portés par participants et participantes au mouvement qui provenaient d’horizons différents: libertaires, situationnistes, trotskystes, chrétiens de gauche et futurs « Mao Spontex ».
Le PCF à l'École
J’avais adhéré à l’UEC, branche étudiante du Mouvement des Jeunes Communistes de France (MJCF) dont l’activité était contrôlée par Roger Garaudy, membre du Bureau politique et directeur du journal étudiant du PCF, Clarté. L’UEC avait soutenu l’action de Krouchtchev et la critique du stalinisme, approuvé l’action de ’UNEF contre la guerre d’Algérie, pris des positions pro-italiennes en 1965, mais vu ses adhérents du secteur ENS Ulm se tourner vers l’UJC (ml) maoïste. Partageant les analyses du PCF en 1968, alors que les lycéens participaient aux discussions avec les professeurs, exigeaient moins d’autorité et davantage de démocratie, ainsi que le droit de vote à dix-huit ans, l’UEC était inaudible pour ceux qui vivaient au quotidien des problèmes que ne résolvaient pas les discours« révolutionnaires »: amphis surchargés où manquaient les places assises, comme j’en fis l’expérience à la Sorbonne en préparant mes certificats de licence, TD où les jeunes maîtres-assistants débutaient les cours rapidement saturés par la recherche de tables et de chaises dans des locaux nouveaux peu adaptés à l’utilisation des récents moyens pédagogiques, restaurants universitaires devant lesquels piétinaient d’interminables queues, logements en nombre insuffisant.
Étudiant communiste, j’assistais aux réunions du Cercle UEC à l’ENS pendant l’hiver 67 après avoir collé des affiches contre le député UNR Wagner qui se représentait à Saint-Cloud lors d’élections partielles et participé aux manifestations contre la guerre du Vietnam. Guerre et Résistance encore proches avaient peuplé les imaginations. L’adhésion à l’UEC permettait de surmonter les barrières ou le cloisonnement entre disciplines. On lisait Garaudy, on parlait de communisme démocratique, on citait avec faveur l’exemple italien. Quinze à vingt membres étaient présents aux réunions que présidait Henri Peña-Ruiz (67, L). Il y avait une cellule des agents et une autre des élèves. La fusion envisagée, les intellectuels se devant de travailler au Grand Soir avec les prolétaires, ne s’étant jamais faite, les deux cellules distinctes avaient été conservées. Goldzink avait invité, en novembre 1967, Jean Kanapa à l’École pour fêter le cinquantenaire de la Révolution d’Octobre. Campé sur une chaise, pieds sur le siège, fesses sur le dossier, un« mao » s’était mis à tutoyer Kanapa et lui avait vertement reproché de taire les crimes staliniens. Chaque matin, L’Humanité attendait, avec un certain succès, les acheteurs à l’entrée du réfectoire.
Le camarade-secrétaire du cercle UEC présentait son rapport. Impressionnant monologue! J’admirais cette capacité à commenter indéfiniment, sans note et sans interruption, avec comme seule musique dans l’oreille le son de sa voix, L’Humanité et les directives du Comité central. « De Gaulle, ce fasciste » affirmait mon camarade. De Gaulle étant un fasciste, la Cinquième République qu’il avait fondée était un régime fasciste. Malgré les vicissitudes du départ et du retour au pouvoir, il restait « Le Libérateur » pour ma famille. Communistes et Américains s’étaient livrés une course de vitesse pour le pouvoir. Était-il raisonnable de traiter de « fasciste » celui qui, bien qu’en ayant eu la possibilité, ne l’avait pas confisqué à son profit ?
Si la politique communiste était une politique scientifique, comme le revendiquait le Parti, il convenait de partir de prémisses certaines. Il suffisait de posséder un concept rudimentaire du fascisme pour juger de l’ineptie proférée. Elle invalidait toute une politique! Si De Gaulle était un fasciste, ma famille, qui s’était reconnue dans la France Libre, participait du fascisme. On ne pouvait plus distinguer entre Résistance et Collaboration. Il n’y avait plus de jour à quoi opposer la nuit! Il y avait partout également la nuit et la peur. Futurs professeurs, bons élèves par conséquent, mes camarades ne protestaient pas. Je demandais la parole. Je parlais suivant mon sentiment. Le secrétaire de section cita L’Humanité et les directives. Convaincus, mes camarades se tournèrent vers moi, accusateurs. Je refusais l’autocritique et quittais le P.C.F.
Les Événements
La Sorbonne avait été fermée le 3 mai 68. J’étais sorti, le 6 mai, de la Fnac Odéon nouvellement créée Boulevard Saint-Germain. Je m’étais reposé. Le poids était considérable. J’avais repris ma marche vers la place de la Sorbonne. Les passants se faisaient de plus en plus rares, de plus en plus pressés. Des gens couraient en tous sens comme affolés. Des cris, mais plus bas vers la Seine. Au pas de course, des uniformes bientôt. J’écarquillais les yeux sans les voir. La rue s’était vidée. J’étais parvenu à la hauteur des Presses universitaires de France. Quel important fallait-il laisser passer? À qui devait-on céder la place? Infranchissable, un mur humain barrait l’entrée de la place de la Sorbonne noire de monde contrairement à l’habitude. Me ranger, je me mettrais sur le côté, pensais-je. La rue était vide en son centre, mais je sentais que le vide n’était que provisoire, et, comme tel, sujet de perplexités et bientôt d’inquiétudes.
Arrêté soudain devant moi, un CRS se penchait vers le sol comme pour mieux voir, le mousqueton ne demandant, semblait-il, qu’à se libérer de l’épaule et à choir, mais vers quoi? Une quarantaine très épaisse sous le casque, les sourcils broussailleux, les dents féroces, salivant: je me trouvais sans le savoir devant ce que déclineraient bientôt les affiches de l’École des Beaux-Arts. Bras tendu, index pointé, sanglier s’apprêtant à charger! L’objet litigieux, cette valise noire que je tenais à la main, m’était soudain révélé. Deuxième rencontre avec la CRS, la première quelques mois auparavant au sortir de la bibliothèque Sainte-Geneviève, traité de « raton » à cause de mes cheveux bouclés bruns, ce que je corrigeais immédiatement en un « raton d’honneur » qui fit hausser les épaules. Vite expédié, un coup de crosse réduirait-il en miettes le précieux, et, de longtemps convoité, électrophone stéréo dont je venais de faire l’acquisition en y engloutissant la presque totalité de mes premiers émoluments?
Cette grosse mallette à grande peine préservée de la bousculade les minutes précédentes, était-ce la bombe qui justifiait son auscultation hargneuse? «C’ est quoi? » avait grogné l’individu. « Un électrophone Dual !@nbsp;» avais-je répondu. Sans doute avait-il déjà vu un électrophone Teppaz, mais c’était la Rolls Royce de l’électrophone et ce matériel sophistiqué ne lui était pas connu. Étrange objet, innocence suspecte! Il me paraissait très âgé, harassé par le service, engoncé dans un uniforme trop étroit pour sa corpulence. Sans doute avait-il un garçon de mon âge et pouvait-il l’imaginer à ma place. Le lourd fusil ne fracassa pas d’un coup de crosse l’appareil dont j’entendais déjà la musique. Nouveaux grognements, l’individu s’était éloigné, tandis que retentissaient autour de moi des détonations suivies d’uniformes chargeant un bâton à la main.
Une foule toujours très dense. Impossible de s’y fondre et de s’y frayer un chemin. Vers où? Les rideaux de fer étaient tirés. Toutes les rues étaient bloquées, remplies de monde jusqu’à saturation. Des fumées s’élevaient de la chaussée, des mouchoirs se pressaient sur les bouches, on toussait autour de moi, plié en deux. Introuvables, inouvrables comme barricadées, les portes cochères. Deux ou trois passants ahuris. Nous trouvons refuge sur le porche, grand comme un balcon, des Presses Universitaires de France situées à l’angle du Boulevard Saint-Germain et de la place de la Sorbonne.
Top au carrefour de l’Odéon, la camera est dans la rue! Se voir agir au moment où l’on agit. La Révolution en direct! Plus importante que l’événement réel, l’image fabriquée et servie sur les chaînes d’information, déversée en direct par les transistors de la guerre d’Algérie. Se voir agir au moment où l’on agit. Des vêtements, des livres, jusqu’à des chaussures, perdus ou abandonnés au milieu de la rue et sur les trottoirs. Moi, je l’observe soudain, je suis le seul à m’être aventuré sur le Boulevard avec un si encombrant, volumineux et lourd objet que je peine à transporter. De nouveau, la rue est vide. Comme une trêve? S’échapper s’il est encore temps! Aucun doute, l’œil ennemi sera immédiatement attiré par ma mallette. Électrophone et porteur subiront la violence de la charge. S’échapper par la rue Victor Cousin. Plus que de la nervosité, de l’affolement! Des gens qui ne savent pas où aller, vers où se diriger, qui refluent le long des murs, qui voudraient s’abriter dans les immeubles, qui se précipitent sur les portes, qui ont le sentiment d’être pris dans une nasse et condamnés à subir la charge prochaine.
Je me débats, je me faufile, protégeant mon lourd matériel dont le poids m’oblige à multiplier les haltes. Bruits contradictoires. Le métro est fermé. De toute façon, Odéon est inaccessible. Je remonte. En arrière de la bibliothèque Sainte-Geneviève, le dédale m’est connu. Cardinal-Lemoine. Je dépose mon électrophone sur le quai. Sauf! La radio est allumée. Il n’est bruit que de la grande manifestation à la maison. On me regarde, ahuri! Ce que l’on appellera « La nuit des Barricades » a commencé. « Comment as-tu pu avec cela? » me demande-t-on, le doigt pointé. « Nous espérions que tu n’y étais pas! » Incompréhension et stupeur. Aucun blâme: mon père était gaulliste, mais applaudissait mon frère prenant la parole dans les amphis de Nanterre, ma mère dénonçait l’autoritarisme du régime, mais n’aurait pas imaginé de protester dans la rue.
J’avais manifesté, après avoir appartenu aux comités Vietnam de base, avec les étudiants communistes contre la guerre américaine au Vietnam. Nous nous étions découverts le lendemain à l’entrée du réfectoire, secrètement ravis, derrière les banderoles, sur la première page de L’Humanité.L’occasion recherchée du face-à-face avec les forces de l’ordre était devant moi. Comment l’ignorer? Trop soudainement arrivée pour imaginer qu’on l’a recherchée! Bouche devant bouche, regard cherchant le regard, soudain animé par la force de tous, soudain incapable de penser: danger, risque, coups, blessure, hôpital, habité par un sentiment d’invulnérabilité débordant d’amour pour ceux que la Cause rassemble, hurlant emporté par les cris unanimes. Cette ivresse pugnace, ce sentiment d’invincibilité né du nombre de ceux que coalise la même indignation, ce plaisir rare, je l’avais déjà goûté. Il m’avait rendu désireux de refaire l’expérience des émois partagés et du renoncement à l’individuation dans une toute-puissance rare. Et voilà que j’apprenais que j’avais assisté sans la voir à la première grande manifestation et aux premières charges menées Boulevard Saint-Michel et que pas même témoin, j’y avais paru sans faire corps avec la manifestation. Quelle sottise cet électrophone Dual avec ses deux haut-parleurs! Je savais maintenant où me conduisaient mes penchants. Mon autocritique était prête. Je pensais « société de consommationénbsp;» là où mes camarades pensaient « Révolution ». Le petit bourgeois s’était démasqué!
Non sans éprouver, malgré la lecture du Coup d’État permanent de François Mitterrand paru en 1964, quelque gêne devant certains slogans ou mots d’ordre antigaullistes -je restais reconnaissant au Général d’avoir fait barrière, en 1961-1962, à la guerre civile menaçante et de nous avoir évité, à nous qui voyions avec inquiétude se rapprocher l’heure de partir en Algérie participer à la « sale guerre » -je manifestais contre la Cinquième République-Pompidou. Je criais « Dix ans, ça suffit », « À bas la censure », « Libérez nos camarades », mais, informé des réalités de la SS, je refusais de me joindre à ceux qui criaient « CRS SS ». Sans goût pour les affrontements violents, pensant qu’il n’y a pas d’autre révolution possible que la réforme, craignant quand dégénérait la manifestation, de me retrouver piégé, je la quittais par une rue adjacente.
Des États généraux, de la mi-mai à la mi-juin, ponctués de prises de paroles parfois véhémentes (du genre: D’où parles-tu?) censées discréditer la parole de l’orateur, réunissaient étudiants et enseignants dans les facultés occupées et discutaient, de manière souvent interminable, de l’autonomie des facultés par rapport au pouvoir politique, de la transformation des universités en centres de contestation permanente de la société, de la démocratisation et de l’ouverture aux travailleurs de l’université, de la cogestion, du paritarisme des organes de décision et de gestion, de la fin du « mandarinat », de l’articulation de l’enseignement et de la recherche, du contrôle continu en remplacement des examens et des concours, de l’autorité enseignante et de la contestation des méthodes pédagogiques traditionnelles engendrant la passivité. Les soixante-huitards demandaient la suppression des lieux de reproduction de l’élite intellectuelle et des modalités de sa sélection au nom d’une aspiration égalitaire. Bien qu’il soit difficile de s’y faire entendre, ceux qui occupaient la tribune ou avaient obtenu la parole dans l’amphi, ayant tendance à la conserver le plus longtemps possible pour empêcher les autres de la prendre, je participais aux AG, vite gêné cependant par le caractère décousu des discussions.
On réfléchissait dans les Grandes Écoles sur la liberté d’expression, les enseignements et le rôle de l’université dans la société. En assemblée générale à Ulm, on travaillait dans les locaux occupés en critiquant la formation de l’élite par la voie de CPGE au recrutement intellectuel et social contestable, à la refonte du statut de l’École. Des Instituts de préparation à la recherche et à l’enseignement supérieur recrutant après la maîtrise des étudiants se destinant uniquement à la recherche et à l’enseignement supérieur devraient remplacer l’ENS qui recrutait par concours parmi les étudiants entrés en CPGE. Contestation, autogestion qui met en cause la hiérarchie des fonctions et des salaires, les conditions de travail et la répartition du pouvoir dans l’entreprise et autonomie qui fonde l’autogestion, résumaient le projet de réforme des universités.
L’ENS de Saint-Cloud était assez loin, géographiquement d’abord, des événements qui touchaient la Sorbonne et Nanterre. Assez tardive l’onde de choc produisit ses effets sur les élèves internes quand le personnel s’étant mis en grève, le restaurant avait fermé. Les maoïstes s’étaient installés au rez-de-chaussée du nouvel internat Pozzo et y tiraient des tracts sans que grand monde ne s’en inquiète. Tout rouges d’avoir défié les CRS, pris violemment à partie les « sociaux-traîtres » et respiré les gaz lacrymogènes à Flins, les « maoïstes » se ruaient sur les journaux pour découper leur photographie au premier rang des manifestants. Les activistes gauchistes, avec parmi eux des petits-bourgeois intégrés scolairement, mais habités par la révolte, venaient mettre les pieds sous la table rue Pozzo di Borgo et tempêtaient, spoliés, contre les cuisiniers, qui avaient fini par se mettre en grève à leur instigation pour paralyser l’institution. Tarzan, qui avait appartenu à la branche militaire des Comités Vietnam de base, portait la fureur et la fougue de la jeunesse inscrite sur son visage. Pierre Boismenu (67, L), futur établi en Corrèze, Patrick Thierry (67, L) et d’autres, une dizaine de militants UJCml et une vingtaine à peu près de sympathisants plus ou moins actifs, donnaient de la voix contre les communistes accusés de trahir la classe ouvrière et attaqués dans leurs « forteresses ouvrières ».
Dans un monde politique ou syndical débordé, mesurant mal l’enjeu et ne sachant comment « récupérer » la contestation ou lui mettre fin en sortant de la crise « par en haut », la CGT développait deux stratégies: une première, de revendication quantitative, une deuxième, inspirée du guesdisme, de prise du pouvoir par la voie parlementaire qui obligeait à construire une alliance avec les socialistes. Le Parti communiste s’était assis à la même table que les dirigeants patronaux. On parlait de collusion de classe ou de social-démocratisation du Parti. S’ils n’avaient pas freiné les grèves, les communistes les avaient suivies, réticents. Ils invitaient à reprendre le travail après les accords salariaux. Accusé d’avoir sabordé la Révolution, le PCF se voyait disputer le contrôle des masses par les gauchistes venus se mettre à l’écoute des immigrés du bidonville de Nanterre, censés représenter l’avant-garde. Luttant pour la prééminence, les bandes rivales, communistes, trotskystes et maoïstes, rivalisaient d’excès verbaux quand ils n’en venaient pas aux mains.
Vendeurs de Rouge, les militants gauchistes traitaient d’usurpateurs les militants communistes, qui démarchaient L’Humanité à la porte du réfectoire de l’ENS. Bien qu’ayant pris le Parti en flagrant délit d’erreur ou de mensonge historique, poussé par une colère aussi subite qu’irraisonnée, je fis le coup de poing contre un vendeur de Rouge.Il avait balayé de la main et jeté par terre les numéros de L’Humanité déposés sur la table. Cette brusque colère démasquait-elle, comme le crièrent les gauchistes, le fasciste? Je n’avais pas d’origine prolétarienne. J’étais, comme on le disait rue du Colonel Fabien, un petit-bourgeois venu au Parti sur la base d’une option intellectuelle. Un élément, qui retomberait à la première radicalisation, du côté de la petite bourgeoisie exploiteuse et féconde en fascismes.
L’ENS de Saint-Cloud a-t-elle joué un rôle dans l’événement? A entendre les gauchistes de retour de manifestation, on pouvait le croire, mais ne faudrait-il pas, pour l’École aussi, se rallier au jugement négatif porté par Althusser sur le rôle qu'aurait joué Ulm? L’ENS de Saint-Cloud était « un pôle de réflexion LCR, mais pas un centre actif du mouvement de Mai dont les activités se passaient ailleurs à Paris, à Nanterre ou à Boulogne par exemple » note Denis Ballini (67, S). D’abord débordée et tâchant surtout d’interdire l’entrée à ceux qui étaient extérieurs à l’École, l’administration ne s’est véritablement émue qu’après la défenestration des objets de culture bourgeoise (piano, chaîne et téléviseur) par maos et LCR mêlés, ce qui, observe encore notre camarade, les a coupés d’une grande majorité d’élèves atteints dans leur culture».
Mai m’avait surpris, bien qu’ayant senti que quelque chose -mais quoi? -se préparait à Nanterre, alors que je vivais avec un plaisir grandissant une vie de normalien: se rendre en cours, s’attarder à la bibliothèque du pavillon de Valois pour se laisser absorber par sa lecture, fenêtre ouverte sur les grands arbres du parc, se rendre au gymnase où officiait avec une bonne humeur et une gentillesse inaltérable le très populaire « Bouts » (Bouteiller), assister aux cours et TD de Nanterre, militer avec d’autres pour changer le monde et poursuivre d’heureuses activités amoureuses, quand ce qui semblait n’être qu’indigestion se révéla, analyses faites, une jaunisse peut-être gagnée lors des manifestations, mais peu aisément soignable avec son menu spécial de convalescent à l’ENS. Je revins chez mes parents installés à Viroflay et y passais, assez désœuvré, la première quinzaine de juin, l’oreille tendue vers les bruits qui montaient de la route nationale reliant Paris au camp de Satory ou collée au transistor, assis dans le jardin ou traversant les bois de Fausses-Reposes en direction des Étangs de Corot. Je retournais, dès que suffisamment guéri, à l’École. L’ENS que j’avais connue remplie d’une turbulence joyeuse, était un lieu morne et vide. Un mouvement qui s’étendait au pays tout entier, grève engendrant la grève, le secteur public d’abord, l’entreprise privée ensuite, les transports en commun arrêtés, les autos cessant bientôt de rouler faute d’essence, les raffineries étant en grève, le silence impressionnant et redoutable, laissant augurer du pire, régnait dans les rues de la capitale et celles de la banlieue d’ordinaire noires de monde et remplies de bruits de moteur et de klaxon, était-ce cela la Révolution ? Les internes provinciaux avaient profité des derniers trains ou litres d’essence pour rentrer chez eux. Était-ce la Révolution, cette émeute qui s'arrêtait le 31 juillet pour ne pas priver de vacances les travailleurs ? Nanti d’un tout neuf permis de conduire, je pris le train pour Arcachon. Je sentis qu’en province, Mai 68 représentait surtout des débordements hors norme et que la vie continuait comme avant.
Et après ?
Si la politique avait occupé et occuperait encore les esprits à l’École, l’effervescence avait été le fait des « politiques ». D’autres, qui ne s’étaient pas politisés ou radicalisés, se consacraient essentiellement à leurs études et poursuivaient sur la lancée des classes préparatoires, non sans s’intéresser au théâtre (l’Aquarium), se rendre au Cercle culturel ou découvrir, après l’ascèse, des horizons sexuels rapprochés. A l’exception de heurts peu fréquents, mais violents avec les maoïstes avec lesquels aucun dialogue, aucune parole sensée n’était possible tant la force de leur conviction contredisait à la libre parole et que je voyais, au surplus, rééditer, ne voulant rien connaître de la dictature maoïste, l’aveuglement de la gauche intellectuelle devant les crimes staliniens, j’avais eu de riches et passionnants échanges avec professeurs et camarades. De nombreuses fenêtres s’étaient ouvertes devant moi, donnant un peu le vertige, mais stimulant la réflexion: qu’entendre exactement par autogestion, cogestion, participation, autonomie? Le respect proclamé de l’individu, de son épanouissement personnel face à la société était très différent de cet individualisme forcené qui devait sévir dans les années 80 avec son goût pour la réussite personnelle : nul n’imaginait que l’esprit libertaire accoucherait d’un libéralisme triomphant, qu’à un individu s’oubliant au profit du collectif succéderait un individu de repli sur soi et de désintérêt pour la chose publique. Comment, au terme de ces quelques pages, nepas s’accorder avec Pierre Bergounioux (69, L) pour reconnaître avec lui que: « L’époque, avec le recul, était effervescente, ingénue et c’est ce qui en fait, rétrospectivement, le charme. Ces années, pour moi du moins, furent une fête. On était payé à ne rien faire qu’étudier, qui était tout ce à quoi j’avais aspiré et l’avenir demeurait chargé de promesses -great expectations. Je donnerais tout pour retourner là-bas et n’en plus jamais bouger! »
Michel Jamet (67 L SC), octobre 2019)