Témoignage de René Lemarquis

Promotion 1945, Lettres, Saint-Cloud


Mes parents étaient ouvriers salariés : mon père, carrier-débiteur dans le granit, ma mère, tisserande de coton dans des usines des Hautes-Vosges, était seule à bénéficier du certificat d’études primaires à son entrée au tissage à 11 ans. A Gérardmer, où nous vivons dès 1929, j’ai fréquenté l’école laïque où l’instituteur exerça des pressions sur mes parents pour que j’entre, en octobre 1935, au cours préparatoire d’une école primaire supérieure proche de notre domicile. J’avais obtenu une bourse municipale et j’échappais à un travail salarié dans une usine de notre rue qui fabriquait des boîtes à fromage. A cette époque l’âge légal du travail était de 12 ans avant de passer à 14 ans après les élections législatives de 1936. J’étais alors déjà intéressé par la vie politique puisque ma première manifestation de rue date du 12 mars 1934 (j’y ai appris « l’Internationale »).

Après quatre années, titulaire du BE et du BEPS, je fus proposé pour préparer le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs alors que la guerre venait d’éclater. Notons qu’à cette époque un emploi de postier (le fameux « surnumérariat ») paraissait le but enviable. L’année de préparation fut interrompue par la défaite militaire de juin 40. Gérardmer fut occupé le 20 (mon père et moi fûmes arrêtés par la Wehrmacht pendant une journée). Le concours d’entrée fut reporté à septembre. C’est Vichy qui continua à gérer l’éducation : on y attaquait l’instituteur comme responsable de la défaite. La dissertation de l’écrit nous demandait de commenter une phrase de Pétain sur « les antiques vertus qui font les peuples forts ». Je fus reçu, non à l’école de Mirecourt car Vichy venait de supprimer ces ENI qui étaient remplacées par une section spéciale dans les lycées, en l’occurrence celui d’Épinal (classe 2eB spéciale).

A Épinal les élèves-maîtres étaient tous externes boursiers dans des familles de la ville. La chance voulut qu’une tante, ouvrière textile, y habitait dans une cité et offrit de m’héberger. Au lycée, nous tenions à nous faire appeler « normaliens ». Je me souviens que j’y étais responsable d’un « journal » manuscrit clandestin intitulé « Le normalien enchaîné ». Activités sportives, théâtrales étaient pratiquées en tant que normaliens. Nous passions les deux parties du baccalauréat et nous n’attendions en cet été 43 que d’entrer en 4e année dite de « formation professionnelle des instituteurs ». Alors que nous étions moniteurs d’une colonie de vacances d’enfants du Nord, nous apprenons que nous venions d’obtenir, mon camarade Antoine et moi, la 2e partie du baccalauréat avec la mention très bien et qu’on nous proposait, au lieu de l’année de formation, d’aller préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure de Saint-Cloud (dont j’apprenais l’existence) dans une section créée au lycée de Besançon. Après hésitations, nous acceptons avec la perspective que cette année nous permettrait, non pas l’accession inespérée à l’ENS, mais d’obtenir plus facilement une nomination de maître de cours complémentaire (cette classe, rattachée à l’enseignement primaire après le CEP, ne doit pas être confondue avec les collèges dépendant du secondaire). A la rentrée de 43-44, nous allions avec mon camarade, lui en maths-sciences, moi en lettres-philo, entrer internes au lycée Victor-Hugo (dont l’administration nous demandait d’apporter un sac de pommes de terre !).

Dans la section prépa-Saint-Cloud-lettres, nous n’étions, selon mes souvenirs, que 7 élèves (ou 10). La salle de classe était affublée d’une photo de Pétain, punaisée par un agent de service qui recommençait souvent cette tâche car nous avions remplacé le Maréchal par l’actrice Micheline Presle ! Nous dormions en étage dans un grand dortoir et il nous arrivait souvent, la nuit, d’être appelés par une sirène à descendre dans la cave en tenue de nuit suite au passage d’avions alliés. Heureusement nous avions des enseignants remarquables. Je me souviens en particulier d’André Vial, professeur de français, inconditionnel de Flaubert, de M. Rodier en histoire (au programme la Révolution française) et surtout de Jules Vuillemin, philosophe, sorti d’Ulm, qui nous émerveillait lorsqu’il commentait Ernst Cassirer à partir du texte original. Ayant choisi l’option philosophie, je bénéficiai avec lui d’un supplément d’horaire. Il m’a alors tout appris sur Kant. Tous ces professeurs nous impressionnaient et n’hésitaient pas à s’entretenir avec nous des problèmes posés par l’occupation nazie. En mai l’intensité croissante des bombardements provoqua la fermeture du lycée et je retournai dans ma famille à Gérardmer.

Je ne vais pas relater mon activité pendant l’été 44 (exemple le maquis – voir le Maitron). En novembre, nous étions « libérés ». L’occupant ayant incendié toutes les maisons de la périphérie de la ville, nous n’avions plus de logis (accueil dans la famille de mon camarade Antoine) ni de meubles et surtout, de toute la littérature que j’avais pu rassembler, il ne restait rien. Et pour couronner le tout j’apprenais que le concours d’entrée à Saint-Cloud avait eu lieu sans la partie libérée du territoire.

Je ne me souviens plus comment je fus contacté par l’administration scolaire. Toujours est-il qu’il me fut proposé de reprendre ma prépa. A Besançon, mais au lycée de filles (Pasteur). Je ne me souviens ni des cours ni des professeurs. J’avais d’autres préoccupations matérielles et intellectuelles. La guerre n’était pas finie, j’assistais à des réunions politiques (entre autres au Cirque municipal où je pris la parole au nom des Jeunesses socialistes). Et surtout ma scolarité fut de nouveau interrompue par mon incorporation dans la nouvelle armée (en mars ou avril 45) dans le Jura, près de Dole, où j’appris l’armistice du 8 mai (et le soulèvement de Sétif).

C’est à l’armée que (se rappelant mon existence ?) je reçus une convocation pour les épreuves écrites du concours d’entrée à l’École normale de Saint-Cloud qui allait avoir lieu à Besançon. Sans y croire, j’ai dû retrouver de quoi rafraîchir quelque peu ma mémoire. J’avais été hospitalisé à l’hôpital de Dole et j’avais un peu de temps. Des archives pourraient permettre de rappeler ce que furent les épreuves. En tout cas, j’appris avec surprise que j’étais admissible et invité à venir passer l’oral à l’École. En uniforme et calot sur la tête je me trouvais pour la première fois à Paris. C’est dans cette tenue que je passai les épreuves orales (quels sujets ?) et que je suis admis (8e). A mon retour à l’armée, on m’apprenait que j’étais proposé pour une école d’officiers dans le personnel navigant ! Inutile de dire que jamais je n’aurais choisi une carrière militaire. Ayant le choix je choisis bien entendu ma démobilisation qui était devenue possible.

Un arrêt dans ma biographie avant de rentrer à Saint-Cloud pour y faire le point sur ce parcours.

J’ai 22 ans. Mes parents sont logés dans une cité ouvrière d’Épinal appartenant à l’usine textile locale où ma mère retrouvera son métier de tisserande. Mon père est employé au nettoyage de la ville où les ruines sont les témoins des bombardements. Je m’aperçois que je n’ai rien commenté sur son attitude quant à mon parcours scolaire pour la simple raison qu’il n’a jamais vraiment compris de quoi il s’agissait (scolarité primaire très écourtée). La nouvelle que j’allais continuer d’étudier l’avait plutôt déçu car je n’allais pas être salarié (il me voyait instituteur d’une école rurale proche de la tante qui l’avait élevé !). Le schéma classique de parents poussant vers une ascension sociale n’existait pas. Quant à moi, depuis une dizaine d’années, j’avais échappé à l’usine de boîtes, à la Poste, à l’enseignement primaire, et j’accédais aux études supérieures.

René LEMARQUIS (45 L SC)


Ce témoignage a été initialement publié dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciens élèves des ENS de Lyon, Fontenay, Saint-Cloud, 2020, n°2. 

La deuxième (et dernière) partie de ce témoignage, sur les années de René Lemarquis à Saint-Cloud, a été publiée dans le Bulletin, 2021, n°1 sous le titre  Être cloutier de 1945 à 1950.